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autruche, ces galops forcenés à travers les hautes herbes, sur un terrain inégal et miné par toute sorte de rongeurs, sont un des plaisirs les plus vifs et les plus périlleux que l’on puisse imaginer. Il n’est, dit-on, bon cheval qui ne bronche, et cheval qui bronche en pareil cas s’abat d’une rude façon. Les Indiens, qui restent accrochés à leur monture comme des singes, sont heureux quand ils en sont quittes pour un membre cassé, que les rebouteurs de la tribu leur raccommoderont fort adroitement : ils ont tant d’occasions de s’exercer la main! Le gaucho est plus malin : quand le cheval s’abat, il ouvre les jambes et est lancé en avant; il s’arrange de manière à tomber sur les pieds et à ne pas lâcher la longe qui pend toujours au licol en prévision de ces accidens. C’est une des supériorités du cavalier argentin de savoir se laisser désarçonner à propos. Il est très solide en selle; mais, quand il se sent ébranlé, il n’y met pas de façons. On le voit décrire une parabole savante et se camper debout à côté de la bête, la tenant ferme pour l’empêcher de s’enfuir. L’essentiel pour lui, c’est de ne pas rester démonté en pleine solitude.

Une nuit, au retour d’une longue excursion, on atteignit un fortin vers neuf heures du soir. On était passé du galop au trot et du trot au pas avant d’y parvenir. Ce retard lassait la patience autant qu’il révoltait l’estomac. L’officier, ravi de la distraction que nous lui apportions, tout en faisant avec empressement les honneurs de sa résidence, glissa dès les premiers complimens cette réflexion inquiétante : — Vous tombez mal, les rations arriveront demain. J’ai en réserve par bonheur un cuisseau de lion et un aileron d’autruche. — C’était au moins un souper pittoresque. La première fois que j’ai attaqué un cuisseau de puma, j’avais un appétit à dévorer des pierres. Il faut pourtant déclarer que c’est une viande blanche et fade, plus insipide que le lapin. Il est à croire que le lion d’Afrique n’a pas le goût vulgaire de ce qu’on appelle un lion dans l’Amérique du sud. Quant à l’autruche, lorsqu’elle est jeune et grasse, certains morceaux passent chez les Indiens pour savoureux; mais les préférences culinaires de ces mangeurs de jumens ne doivent pas faire autorité. Elle a une odeur d’huile rance et un fumet sauvage qui ne sont pas dépourvus d’originalité et qui rappellent la cuisine des fondas espagnoles. Cette saveur s’allie assez bien à l’âcreté du piment rouge qui, moulé avec du sel en petites tablettes, est le condiment favori des gourmets de la pampa. On s’y fait; mais, si on rencontrait cela plus tard sur une table, dans une salle à manger, on reculerait d’épouvante.

De nouveaux travailleurs vinrent bientôt renforcer ceux qui étaient à la besogne. Des entreprises particulières obtinrent l’adjudication