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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 24.djvu/92

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associés à une confiance illimitée dans sa propre sagesse. Ces principes qu’un instinct confiant avait suggérés au roi, Stockmar les résume ainsi : « 1o La France ne pouvait être gouvernée qu’avec un régime constitutionnel ; il fallait donc de toute nécessité qu’il gouvernât de cette manière ; 2o ce qui avait causé la chute de son prédécesseur, c’était son ignorance de l’esprit du temps et du caractère des Français, comme aussi son inhabileté à diriger la France d’aujourd’hui ; 3o il possédait, lui, et cette connaissance et cette habileté dans un degré supérieur ; il avait même une science politique plus profonde, une expérience plus complète que celle de tous les personnages dont il pourrait composer son ministère. » De ces trois articles de foi, les deux derniers, qui heurtaient violemment le premier, le détruisaient par avance. C’était comme un poids énorme qui faisait tout dévier. Le roi devait donc être nécessairement entraîné vers l’abîme, à moins que des ministres fidèles à leur devoir n’eussent le courage de lui opposer un obstacle au nom de la constitution.

Tout ce chapitre des Mémoires de Stockmar est rempli de leçons inattendues. On répète souvent chez nous, pour expliquer nos révolutions périodiques et l’impuissance où nous sommes de constituer la liberté véritable, que la France ne saurait être comparée sur ce point à l’Angleterre, tant il y a de différences dans le tempérament des deux peuples. L’Angleterre est le domaine de l’aristocratie, la France est un foyer démocratique. L’esprit anglais est politique, par conséquent sensé, pratique, jugeant tout au point de vue des cas qui se présentent et se défiant des axiomes ; l’esprit français est antipolitique : logicien à outrance malgré son scepticisme apparent, il n’aime que les principes généraux, les vérités universelles, et il y a des jours où on le dirait emporté à la recherche de l’absolu. L’Anglais ne travaille que pour lui-même, le Français est toujours prêt à faire des expériences pour le genre humain. La passion anglaise, c’est l’amour de la liberté, de toute la liberté possible ; la passion française, c’est le rêve de l’égalité impossible. L’un poursuit constamment des réalités ; l’autre semble condamné à poursuivre éternellement des chimères. Le parallèle pourrait se continuer longtemps, il présenterait toujours le même contraste. Avec des tempérament si opposés, il était naturel que les deux peuples eussent des destinées toutes différentes. Les révolutions d’Angleterre ont fini par donner à la nation britannique une vie politique libre et forte, tandis que nos révolutions, ramenant toujours l’anarchie, ramènent toujours la dictature.

Combien de fois ces pensées n’ont-elles pas tourmenté les hommes de notre âge ! combien de fois n’ont-elles pas fait naître chez ceux-ci une sorte de découragement, inspiré à ceux-là des