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brevet de lieutenant dans le régiment d’Armagnac, et à quinze ans un brevet de capitaine dans le mestre de camp cavalerie. Ce brevet ne le dispensait ni de ses études ni de son précepteur. L’abbé l’accompagna au camp de Lunéville, commandé par mon grand-père, où mon père figura avec le grade et l’uniforme d’aide de camp. Au retour du camp et quoique toujours tenu de fort court, il eut un peu plus de liberté ; il fréquenta le monde et vécut sans dissipation dans la meilleure compagnie de cette époque, au sein de cette société d’avant 89, qui se distinguait sinon par de bien solides qualités, au moins par une certaine élégance de mœurs et d’esprit. Il ne pouvait manquer d’y plaire, car il y apportait ce qui attire à tous les âges la bienveillance : beaucoup de simplicité, d’ouverture de manières, de la gaîté et nulle prétention.

Cependant les approches de la révolution se faisaient sentir ; les plus frivoles voyaient venir le moment où le sort de chacun allait dépendre de la tournure que prendraient les affaires publiques. Mon père, peu occupé de politique à cause de son âge, déjà éloigné par caractère de toute exagération, se demandait vers quel côté il se sentait le plus entraîné, quel parti il lui conviendrait d’embrasser, quand, un soir, le 1er octobre 1791, rentrant du bal de l’Opéra, il reçut de son père ordre de monter chez lui. Mon grand-père, malgré l’heure avancée, était assis devant son bureau ; il remit à mon père une lettre qu’il achevait d’écrire au marquis de Vaubecourt, un passeport et un sac de peau contenant 300 louis ; il lui dit qu’il avait fait choix d’un piqueur de la louveterie pour l’accompagner, et qu’il fallait qu’il partît le lendemain pour l’armée des princes. « Moi, je reste. Le roi me l’a demandé, je l’ai promis et je puis lui être utile. Quitter la France en ce moment n’est guère raisonnable, mais, à votre âge, il faut faire ce que font les jeunes gens de sa génération. »

Mon père ne fit aucune objection à cette manifestation d’une volonté qu’il était si habitué à respecter ; cette fois, comme toujours, elle n’était accompagnée d’aucune explication. Mon père sentait bien au fond du cœur qu’il était en âge d’avoir un avis sur une pareille détermination, et qu’il aurait eu le droit d’être consulté ; mais si l’on avait disposé de lui sans son aveu, on n’en avait pas disposé contre son goût. Le plaisir d’être complètement affranchi et maître de ses actions ne lui était pas indifférent. L’émigration était alors fort à la mode. Aux yeux d’un certain monde, rester en France avec la famille royale afin de partager ses dangers et pour la défendre passait pour une faiblesse, presque pour une trahison. Les rares amis dont mon père eut le temps de prendre congé, les femmes surtout, sans en excepter ses sœurs et sa mère, le