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félicitèrent de son départ comme d’un joyeux événement. On lui dit adieu comme à quelqu’un qui devait revenir le lendemain. Sans en rien laisser voir, mon père comprenait la solennité de cette séparation. Il avait comme le pressentiment de ses graves conséquences. A l’expression inaccoutumée de sa physionomie, à un serrement de main plus affectueux qu’il ne l’avait espéré, il crut voir que son père ne s’y trompait pas non plus. Le passeport, signé par M. de Montmorin, était pour Aix-la-Chapelle. Mon père s’y rendit d’abord, puis à l’année des émigrés.

Les émigrés de 91 n’étaient pas bien reçus par ceux qui les avaient précédés de l’autre côté de la frontière, mais mon père, recommandé au général de Vaubecourt et aussitôt employé comme son aide de camp, trouvait dans ses relations antérieures avec les princes, frères du roi, et en particulier avec le jeune duc d’Enghien, un suffisant appui. Des allusions désobligeantes vertement repoussées, et ce qu’on appelait alors une affaire heureuse avec un officier plus âgé que lui, firent le reste. En peu de temps, mon père s’était acquis à l’armée des princes toute la considération à laquelle son âge lui permettait de prétendre. Il m’a souvent dit qu’il n’avait jamais eu l’agrément de se faire la moindre illusion sur les chances des tentatives des émigrés. La cause qu’il servait lui plaisait plus que la manière dont elle était servie ; son bon sens sut tout de suite à quoi s’en tenir sur les folles espérances de ses compagnons d’armes ; leur confiance ne le rassurait guère et leur jactance lui déplaisait. Plusieurs fois j’ai prié mon père de mettre par écrit ses souvenirs d’émigration ; ils auraient été intéressans, car il avait beaucoup vu de choses, la plupart de fort près, et il avait tout retenu. L’enchaînement des événemens, l’aspect des lieux, la physionomie des acteurs grands ou petits, rien n’était sorti de sa mémoire. Il savait mille anecdotes curieuses qui peignaient d’une façon vive et quelquefois plaisante, l’état d’esprit de cette fraction de la noblesse qui, sortie de son pays par haine des idées dominantes et des tendances du moment, subissait elle-même, à son insu, l’influence qu’elle était allée combattre, et qui par ses mœurs, par ses goûts, sinon par ses opinons, demeurait française encore à force d’inconséquences. L’esprit, le ton et les modes de Paris ne cessèrent pas un instant de régner exclusivement parmi ce monde qui n’avait pas craint de se liguer avec l’étranger, mais qui redoutait plus que tout de devenir provincial. Les chansons nouvelles que chaque jour voyait éclore dans la capitale de la révolution étaient aussitôt répétées dans le camp des émigrés. On commençait par mettre des paroles royalistes sur les airs des jacobins. C’est ainsi qu’il y eut successivement un Chant du départ, une Marseillaise,