Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/217

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’un œil charmé le clocher de son village, l’unique rue déserte de Mugron, des murailles enfumées, « des maisons aux appartemens immenses, qui n’ont de meubles que les souvenirs, » et de longues avenues de vieux chênes. « Vraiment, madame, je voudrais que vous pussiez voir derrière le rideau ces scènes de la vie de province. Le matin, nous nous promenons dans ma chambre, Félix et moi, lisant quelques pages de Mme de Staël ou un psaume de David ; à la nuit tombante, je vais chercher au cimetière une tombe, mon pied la sait, la voilà ! Le soir, quatre heures de tête-à-tête avec ma bonne tante. Pendant que je suis enfoncé dans mon Shakspeare, elle parle avec l’animation la plus sincère, ayant la complaisance de faire les demandes et les réponses. Mais voici que la femme de chambre, qui se doute que les heures sont longues, se croit obligée de les varier ; elle survient et nous raconte ses tribulations électorales. La pauvre fille a fait de la propagande pour moi… Enfin l’heure du souper arrive ; chiens et chats font irruption dans la salle, escortant la garbure. Ma tante entre en fureur. — Maudites bêtes, s’écrie-t-elle ; voyez comme elles s’enhardissent dès que monsieur arrive. — Pauvre tante ! cette grande colère n’est qu’une ruse de sa tendresse ; traduisez : voyez comme Frédéric est bon. » Fort bien ; mais on n’a pas habité impunément Paris, cette ville qu’on maudit, qu’on adore, d’où l’on s’échappe avec joie comme d’une prison, mais en l’emportant dans son cœur. Bastiat ne tardait pas à regretter sa galère et son boulet ; Babylone lui manquait. Vivre à Mugron et y jouir de Paris, vivre à Paris et s’y sentir aussi libre qu’à Mugron, posséder Laïs sans être possédé par elle, ce grand creuseur de problèmes n’est jamais parvenu à résoudre celui-là.

Le genre épistolaire est bien malade, on prétend même qu’il s’en va. Une femme d’esprit qui a été longtemps en correspondance avec beaucoup d’hommes distingués de notre époque se plaignait à nous qu’elle avait vu leurs lettres décroître d’année en année ; elle s’en prenait au télégraphe. La dépêche a tué la lettre et a fait inventer la carte postale à l’usage des hommes qui ont encore du style. La femme dont nous parlons se plaignait aussi que, depuis l’avènement du télégraphe les mœurs de l’amitié ont changé. Que sera-ce quand le téléphone, fonctionnera d’un bout de l’Europe à l’autre ? « Nous aimons nos amis autant qu’autrefois, disait-elle ; mais aujourd’hui on s’aime en gros, autrefois on s’aimait en détail. » Bastiat était un homme des temps anté-télégraphiques ; il aimait ses amis dans le plus grand détail. Il n’était pas content, s’ils ne lui disaient : « A telle heure j’étais là, telle chose m’avint. » Il avait toutes les petites curiosités du cœur, il était tourmenté de cette douce inquiétude qui est l’âme du commerce épistolaire. « Si je parviens, comme je l’espère, à arriver à Paris samedi, je prendrai la liberté d’aller dimanche à la Jonchère ; n’y trouverai-je rien de changé ? Mlle Louise sera-t-elle en pleine possession de sa santé