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plein jour ; mais leur rôle n’est pas grossi, leur responsabilité n’est ni diminuée, ni exagérée, et, en ce qui touche la marche générale des choses, l’impression définitive demeure la même. L’historien avait subordonné les hommes aux événemens ; le portraitiste s’est bien gardé de sacrifier les événemens aux hommes. Plus éclatans en couleur, plus profondément étudiés, les hommes sont, dans les notices comme dans l’histoire générale, les instrumens de Dieu, « qui dépose moins souvent ses desseins dans leur esprit que dans leur situation et qui se sert de leurs passions pour accomplir ses desseins[1]. » La galerie de portraits peut être placée à côté du tableau d’ensemble sans que celui-ci coure le risque d’être dénaturé par le voisinage et affaibli dans une seule de ses parties.

C’est ainsi que, dans son portrait de Droz, M. Mignet a prouvé qu’il ne renonçait pas au système fataliste qui avait inspiré son Histoire de la révolution française. Mais il a eu le soin de préciser ce système, de dissuader de l’étendre outre mesure et jusqu’au point où il serait dangereux, de montrer que la fatalité historique, telle qu’il la conçoit, n’enchaîne pas la puissance, n’annule pas la moralité humaines. L’historien de la révolution française avait dit à propos de Robespierre : « Il faut, homme de faction, qu’on périsse par les échafauds, comme les conquérans par la guerre. » Le biographe de M. Droz dit : « Si, dans ces momens terribles, la puissance de l’individu diminue, sa liberté morale ne s’affaiblit pas. L’homme demeure responsable de ses actes, parce que, s’il n’est pas le maître des événemens, il reste toujours le maître de sa conduite. Il n’est pas tenu de réussir ; mais il est tenu d’agir selon les règles même oubliées de la justice, et de se conformer aux lois de l’éternelle morale, lors même qu’elles sont le plus outragées. » Ailleurs, dans la notice consacrée à Merlin, nous trouvons ce trait significatif : « Le général de brigade Bonaparte s’était présenté au comité de salut public pour demander des passeports ; il se proposait d’aller servir en Turquie dans l’armée du Grand Seigneur. Bizarrerie de deux destinées à tant d’égards semblables ! De même que Cromwell, dont les opinions étaient persécutées en Angleterre avant la révolution de 1640, avait voulu se réfugier en Amérique avec Hampden et avait été arrêté dans son dessein au moment où il était prêt à monter sur le vaisseau qui devait le porter obscurément loin des grandeurs auxquelles il était réservé, de même Bonaparte voulut partir pour Constantinople et ne le put pas : la Providence ne se laisse pas ainsi dérober ses instrumens[2]. » On le voit, c’est toujours la même pensée : la Providence dirigeant les

  1. Notices et portraits, t. Ier, p. 35.
  2. Notices et portraits, t. Ier, p. 307.