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France, dans des considérations de morale sociale dont je ne conteste pas la valeur. Mais parmi ses causes apparentes, nos guerres incessantes, lointaines ou prochaines, toujours destructives, de 1792 à 1870, ne figurent-elles pas pour une part importante ? Sait-on qu’en ajoutant aux statistiques officielles, supposées sincères, des morts par le fer ou par le feu et des morts par la maladie sous le drapeau (champs de bataille, ambulances, hôpitaux), la statistique des morts par suite d’épuisement, dans leurs familles, postérieurement à la guerre, des infirmes et des mutilés, on constaterait la suppression ou l’invalidation par la guerre de plusieurs millions de reproducteurs, à peu près tous dans la force de l’âge et prélevés par le recrutement sur l’élite virile du pays, qui auraient été pour la plupart, chacun dans une famille, la souche de plusieurs générations supprimées avec eux ! S’imagine-t-on ce qu’ont coûté à la race française, — quantité et qualité, — les tueries sans intermittence du premier empire, les tueries périodiques du second, et pendant vingt ans cette guerre permanente de la conquête algérienne, poursuivie dix ans par un effectif de 100,000 hommes, assujetti, sous un climat dévorant, à d’accablans travaux ! Aucune nation au monde, de bien loin, n’a été soumise dans la même période de temps à de tels sévices. La statistique n’y pense pas, la France n’y pense plus, mais les mères françaises y penseront toujours.

Ainsi, les tendances générales de la société contemporaine, à la recherche du bien-être et de la richesse, les tendances particulières des familles dominées par les amers souvenirs de la guerre, détournent les jeunes hommes du service militaire considéré comme une carrière. Ils se bornent à l’envisager comme l’acquit d’une dette dont il faut se libérer le plus tôt et le plus vite possible, et c’est à cet état des esprits qu’il faut spécialement attribuer la difficulté croissante, dont tout le monde parle à présent, peut-être sans la bien saisir, de former solidement les cadres supérieurs et inférieurs de l’armée. Pour combattre efficacement des dispositions si préjudiciables à ce grand intérêt national, il faut employer des moyens capables de transformer les habitudes d’une partie de la population. Il faut rattacher son existence, par des liens de sympathie et de solidarité intéressées, à l’existence de l’armée. Je signale entre ces moyens celui dont les effets me paraissent le plus certains.

La France, pendant longtemps, a compté nombre de familles qui restaient étrangères aux calculs, aux spéculations et aux appréhensions dont j’ai parlé. Héréditairement vouées au service militaire, elles étaient une ressource précieuse pour la formation des