Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/708

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Souvent elle tomba, lasse, sur les genoux
Et souvent se perdit ; mais les nombreux Indous
Qui se purifiaient près de l’onde sacrée
Remettaient en chemin la plaintive égarée.
Quand son pied rencontrait quelque arbuste rampant,
Elle croyait fouler le dos mou d’un serpent ;
La nuit, elle entendait rouler jusqu’aux rivages
Les durs barrissemens des éléphans sauvages
Et le rauque sanglot du grand tigre affamé ;
Mais, parmi les périls, vers son cher bien-aimé
Elle marchait toujours, presque nue et sans armes,
Cette enfant qui n’avait plus d’yeux que pour les larmes.

Elle parvint, mourante et brisée, à Patna.

Un pèlerin, venu pour adorer Krichna
Et qui la rencontra, s’accrochant aux murailles,
Sentit pour ce malheur s’émouvoir ses entrailles
Et la mena devant la pagode où Sangor
Traînait sa triste vie et mendiait encor.
À l’aspect de Djola, l’homme au visage horrible
Se voila de ses mains avec un cri terrible ;
Mais elle, retrouvant la vie et la vigueur,
Se jeta tendrement dans ses bras, sur son cœur.

— Mon bien-aimé, dit-elle en parlant la première,
Rassure-toi. Le ciel m’a ravi la lumière.
Tu seras toujours beau pour moi, qui ne vois pas.
Je t’entendrai parler ; tu guideras mes pas ;
Et nul bonheur, ami, n’est comparable au nôtre,
Car nous ne pouvons plus nous passer l’un de l’autre.

Sangor, ivre d’amour, étreignit sa Djola ;
Ils pleurèrent ensemble ; et, depuis ce jour-là,
Ceux qui venaient prier l’idole sur son trône
Regardaient au passage, en jetant une aumône,
Le groupe lamentable et pourtant consolé
De cette pauvre aveugle et de ce mutilé.


FRANÇOIS COPPEE.