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sang y coulait à flots, et tout le pays était couvert d’hommes. « Il semblait, dit Machiavel, qu’au milieu des meurtres, des proscriptions, des guerres civiles, notre république en devînt plus puissante ; la vertu de ses citoyens, leurs mœurs, leur indépendance, avaient plus d’effet pour les renforcer que toutes ses dissensions n’en avaient pour l’affaiblir. » Un peu d’agitation donne du ressort aux âmes, et ce qui fait vraiment prospérer l’espèce est moins la paix que la liberté. » On voit ici comment l’histoire éclaire les problèmes économiques. Autre mot de Rousseau d’une justesse frappante : « Les lois doivent être telles que, pour acquérir l’abondance, le travail soit toujours nécessaire et ne soit jamais inutile. » Et encore cette phrase, qui me revenait sans cesse à l’esprit tandis que je traversais récemment la Russie : « A chaque palais que je vois s’élever dans la capitale, je crois voir mettre en masures tout un pays. » Veut-on se rendre compte de l’effet d’un mauvais gouvernement, qu’on lise l’histoire de la décadence de l’Espagne à partir de Philippe II ou qu’on parcoure les plaines désertes, les monts dénudés, les vallées désolées par la fièvre de l’Asie-Mineure, et qu’on songe aux cités opulentes, aux nombreuses populations, que ce beau pays renfermait dans l’antiquité.

Tocqueville a montré en traits qui ne s’oublient pas l’influence de la démocratie sur la poursuite de la richesse. « Toutes les causes qui font prédominer dans le cœur humain l’amour des biens de ce monde développent le commerce et l’industrie. L’égalité est une de ces causes. Elle favorise le commerce, non point directement en donnant aux hommes le goût du négoce, mais indirectement en fortifiant et généralisant dans les âmes l’amour du bien-être. » — « Je ne sais, dit-il encore, si l’on peut citer un seul peuple commerçant et manufacturier, depuis les Tyriens jusqu’aux Florentins et aux Anglais, qui n’ait été un peuple libre. Il y a donc un lien étroit et un rapport nécessaire entre ces deux choses : liberté et industrie. » Comme il indique bien le danger, même au point de vue purement économique, de demander le salut au pouvoir absolu ! « Les hommes qui ont la passion des jouissances matérielles découvrent d’ordinaire comment les agitations de la liberté troublent le bien-être avant que d’apercevoir comment la liberté sert à se le procurer, et au moindre bruit des passions publiques qui pénètre au milieu des petites jouissances de leur vie privée, ils s’éveillent et s’inquiètent ; pendant longtemps, la peur de l’anarchie les tient sans cesse en suspens et toujours prêts à se jeter hors de la liberté au premier désordre. Une nation qui ne demande à son gouvernement que le maintien de l’ordre est déjà esclave au fond du cœur ; elle est esclave de son bien-être, et l’homme qui doit l’enchaîner peut paraître. » Voilà 1852 prédit longtemps