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si étendue et si profonde qu’elle avait résisté même à l’invasion des Vandales ; ces conquérans, tout sauvages qu’ils étaient, commençaient à se laisser vaincre par elle, comme les Wisigoths de l’Espagne et les Francs de la Gaule. Il est probable qu’il s’y serait fondé, si rien n’était survenu, une société latine, sœur de la nôtre, entraînée dans le même courant que nous et vivant de notre vie. Les musulmans ont tout détruit sans rien mettre à la place, et l’Afrique est redevenue, avec eux, ce qu’elle était du temps de Jugurtha. Le livre de M. de Vogüé nous fait assister au même spectacle dans une autre partie du monde. La Syrie centrale, comme l’Afrique, devait sa prospérité à la domination romaine ; sous la garde vigilante des légions, grâce à une administration sévère, le désert s’était couvert de moissons et peuplé de villes. Le christianisme avait conquis non-seulement les Grecs d’origine ou les Syriens de naissance, mais il s’était répandu aussi parmi les Arabes, nomades ou sédentaires, qui s’étaient mis à la solde de Rome. Des historiens qui ont pour toute philosophie d’ériger les faits accomplis en lois nécessaires prétendent que l’islamisme est la seule religion qui convienne aux Arabes et qui soit faite pour eux ; il est bien difficile de l’admettre quand on les voit devenir si aisément chrétiens et chrétiens fervens au VIe siècle, bâtir des chapelles en l’honneur de saint Jean ou de saint Julien, et avoir soin d’écrire sur la porte, dans des inscriptions qui existent encore, « qu’ils les ont construites pour le salut de leur âme, et celui de leur femme et de leurs enfans[1]. » Depuis lors la race n’a pas changé, les tribus qui parcourent aujourd’hui ces pays désolés sont les mêmes qui les habitaient quand ils étaient prospères. Elles vivent dans les mêmes plaines, elles portent encore le même nom ; ces pans de muraille devant lesquels elles passent sans les regarder sont les ruines des villes qu’avaient élevées leurs pères. Elles étaient donc susceptibles d’être civilisées, et la barbarie n’est pas chez elles un vice de nature. Si elles y sont retournées après en être sorties, si le désert a reconquis cette région qu’on lui avait péniblement arrachée, la faute n’en peut être qu’à l’islamisme. C’est lui qui a rendu tant d’efforts stériles et ramené tout un peuple à l’état sauvage. Quand on vient de lire le livre de M. de Vogüé, de parcourir avec lui ces villes autrefois si belles, d’admirer cette civilisation brillante et les beaux ouvrages qu’elle était en train de produire, on ne pardonne pas aisément à ceux qui l’ont détruite et qui n’ont pas su la remplacer.


GASTON BOISSIER.

  1. Une de ces inscriptions est écrite en arabe ; on n’en connaît pas de plus ancienne. N’est-il pas singulier que la première inscription arabe qu’on ait trouvée soit tracée sur la porte d’une église chrétienne ?