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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/153

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Tout à coup il s’arrête, il a devant lui non pas des chevreuils, mais des félins, des léopards, à ce qu’il suppose. Il eût été prudent de s’en tenir là. Les hommes de l’escorte, qui s’aperçoivent aussi de leur erreur première, poussent de grands cris pour effrayer les carnassiers et aviser M. Margary du danger auquel il s’expose. Les prétendus léopards s’arrêtent, écoutent, lèvent d’un air curieux leur fine tête au-dessus de la jungle, puis se dirigent au petit trot vers des roches, derrière lesquelles ils disparaissent. Sur ces entrefaites, M. Margary a été rejoint par son secrétaire Lin et deux porteurs armés de bétons ; tous les quatre s’élancent vers le repaire et ne s’aperçoivent de leur folie qu’en se sentant enveloppés par une forte odeur de bêta fauve. Après un moment d’hésitation, toujours suivi par le courageux Lin, M. Margary reprend sa course vers les rochers ; les animaux s’y étaient évidemment reposés un instant, car nos imprudens les virent non loin de là battre en retraite, mais ils les virent assez près pour être, convaincus qu’ils avaient poursuivi quatre tigres avec des gaules et deux cartouches bonnes tout au plus à tuer des canards !

Dans une jolie ville chinoise du nom de Sha-yang, à l’abri du yamen d’un petit mandarin qui commandait là, M. Margary fêta le plus joyeusement possible la fête de Noël. Il ordonna à son cuisinier de faire des merveilles, et, grâce à des conserves européennes, le chef put faire paraître sur la table une soupe à la tortue, du veau, un canard rôti, une poule bouillie, un curry, deux puddings et un poisson. D’un flacon tenu hermétiquement fermé jusqu’à ce grand jour. M. Margary fit tomber un mince-pie en poudre, et ce fut avec un mélange d’orgueil et de joie britannique qu’il écrivit à sa famille que, même dans ces lointaines régions, il n’avait pas rompu avec les traditions anglaises, du gâteau de Noël ! À ce festin avaient été invités son secrétaire chinois, qui appartenait depuis longtemps à la religion chrétienne, les deux mandarins de l’escorte, les chefs de la ville, l’un civil et l’autre militaire. Plusieurs des invités se blessèrent légèrement en se servant des fourchettes et des couteaux européens, mais ils ne firent que rire de leur maladresse. Il y eut même des speechs, et M. Margary profita de l’occasion pour faire ressortir avec émotion l’utilité des relations internationales. Le 4 janvier, M. Margary reçut en route des nouvelles de M. Browne et de son escorte. Le colonel ne devait partir que le 15, de façon à rejoindre M. Margary à Bhamô. Le 5, ce dernier entrait dans Tueng-yueh-chou, autrefois Momien. Cette vieille ville est aujourd’hui un monceau de ruines. C’est là que les mahométans rebelles périrent en grand nombre, décimés impitoyablement par leurs vainqueurs. Là mourut aussi le vaillant chef des insurgés, le fameux Tu-wen-Hsin. Notre voyageur voulut voir de près le général qui s’était