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et une grande nation prend difficilement son parti d’être réduite aux expédions, soumise aux convenances d’un homme. Elle ne peut s’empêcher de se dire : Et après ? — Voilà pourquoi l’Allemagne a du souci.

Elle a encore d’autres raisons d’en avoir. Elle aimé peu les Russes, et aujourd’hui elle aime beaucoup la paix, non la paix incertaine et précaire, mais la paix tranquille, assurée, la seule paix qui exerce une influence bienfaisante sur le commerce et l’industrie. Aussi ne vit-elle pas sans inquiétude s’amasser dans les montagnes de l’Herzégovine le sombre nuage d’où allait sortir la tempête qui s’est déchaînée sur l’Orient. Elle a bien vite reconnu que ce nuage était un nuage artificiel, et elle a deviné tout de suite quelle était l’importante manufacture, la grande maison où on l’avait fabriqué, car il y a des fabricans de nuages. Elle s’est tranquillisée en se disant : — Après tout, il ne peut se tirer un coup de canon en Europe sans ma permission ; si M. de Bismarck y met son veto, il n’y aura point de guerre en Orient. — Toutefois elle constata avec étonnement que les journaux qui passent pour recevoir les confidences du chancelier de l’empire, loin de détourner la Russie de son entreprise, lui prodiguaient leurs encouragemens, lui ouvraient d’avance les portes de Byzance, annonçant que le moment était venu de résoudre la question d’Orient et que les demi-mesures ne satisfont personne. À la vérité, quand M. de Bismarck parla au Reichstag le 5 décembre 1876, il ne tint pas le même langage que sa presse officieuse ; cependant il ne prononça pas ce mot décisif, ce veto qu’attendait l’Allemagne. Il déclara que le grand empire dont il avait la garde n’ayant aucun intérêt sérieux engagé dans la question, tout l’effort de sa politique consisterait à conserver ses amitiés, qui lui étaient précieuses, qu’il s’appliquerait aussi, « sans prendre aucune attitude comminatoire, » à sauvegarder autant que cela serait possible la paix entre les puissances européennes et à localiser la guerre, si elle venait à éclater sur les bords du Danube. Il ajoutait : « Si je n’y réussis pas, alors naîtra une nouvelle situation sur laquelle je ne veux point faire de conjectures ni fournir des renseignemens que vous ne me demandez pas. » Quatre jours auparavant, dans un dîner parlementaire, il avait dit qu’une médiation est une besogne bien délicate, que, s’il est difficile de s’asseoir entre deux chaises, s’asseoir entre trois est une entreprise absolument chimérique, qu’au surplus il ne fallait pas désespérer du maintien de la paix ; mais que, si la guerre était inévitable, après quelque temps la Turquie et la Russie en seraient lasses, que ce serait alors pour l’Allemagne le moment de leur donner des conseils pacifiques, mais que les donner trop tôt serait un sûr moyen de blesser, d’indisposer la nation russe, ce qui était pire qu’un dissentiment passager avec un gouvernement.

Cette déclaration n’était qu’à moitié satisfaisante ; encore fallait-il s’en contenter. En dépit des espérances exprimées par M. de Bismarck,