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la guerre russo-turque éclata, et l’Allemagne en suivit les péripéties avec une anxieuse curiosité, prêtant l’oreille pour savoir ce qu’en disait le chancelier de l’empire ; mais le chancelier était à Varzin, et il avait mis sur sa bouche les sept sceaux de l’Apocalypse ; une année durant, il s’est tu. Le prince Gortchakof disait dans une de ses visites à Berlin : « M. de Bismarck me fait quelquefois l’honneur de s’appeler mon disciple. » Le prince ajoutait modestement : « Entendons-nous, il est mon disciple comme Raphaël était le disciple du Pérugin. » Nous n’avons jamais été frappé de la ressemblance qui peut exister entre M. de Bismarck et Raphaël ; pourtant il y a entre eux cette analogie que, comme Raphaël, M. de Bismarck a eu plusieurs manières. Jadis il parlait beaucoup, à tout propos et à tout venant ; il s’exprimait sur les sujets les plus brûlans, sur les questions les plus scabreuses, avec une entière liberté, avec une franchise audacieuse, avec une étonnante désinvolture ; il annonçait ses projets, il prédisait les événemens ; à chaque instant s’échappaient de ses lèvres ironiques et vibrantes des mots ailés qui traversaient le monde comme des flèches. Depuis quelque temps il a changé de méthode, il est devenu réservé, presque taciturne ; on ne cite plus ses mots, et, s’il en fait encore, il ne les dit plus qu’aux sapins de Varzin, en leur enjoignant de ne les point répéter. Quand il parle, il enveloppe sa pensée d’un mystère sibyllin, il se plaît aux ambiguïtés. Ne disait-il pas, il y a quelques jours : « La main libre que l’Allemagne a gardée jusqu’ici, l’incertitude qu’elle laisse planer sur ses résolutions, peuvent nous être utiles. Jouez la carte allemande, jetez-la sur table, et chacun s’arrangera en conséquence. » Quelle que fût leur confiance dans la sagesse, dans l’infaillibilité de leur grand homme d’état, la nouvelle manière de M. de Bismarck a dérouté, inquiété les Allemands. Aussi longtemps que l’armée du grand-duc Nicolas fut tenue en échec par un village fortifié et par l’héroïsme d’un véritable homme de guerre, ils pensaient : « L’ermite de Varzin a su lire dans le livre du destin, et ses prédictions s’accomplissent ; la campagne promet d’être sanglante et laborieuse, et sous peu les deux belligérans épuisés se prêteront facilement à un accord. » Mais aussitôt que la Russie, avec l’assistance des Roumains, eut raison d’Osman-Pacha, les événemens changèrent de face. La victoire russe fit pelote, les Balkans parurent s’ouvrir pour laisser passer la conquête, et les aigles moscovites s’élancèrent d’un seul bond des retranchemens de Plevna jusqu’aux portes de Constantinople.

Alors l’Allemagne s’émut, elle fut saisie d’anxiétés patriotiques. — Que se passe-t-il donc ? se demandait-elle. L’empire germanique n’a-t-il été fondé que pour servir de marchepied à la grandeur russe et pour livrer le monde à la convoitise des tsars ? l’Europe va-t-elle devenir cosaque ? souffrirons-nous que cet incommode voisin, qui par ses droits