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décrépites les longs rameaux de lierre et de clématite dont elles étaient rongées, et je les couchais sur le sol aux endroits que je m’étais interdit de franchir. Alors, rassurée sur la crainte de manquer à mon serment, je me sentais enfermée dans mon enceinte avec autant de rigueur que je l’aurais été dans une bastille. »

Mais, si de frêles barrières de lierre ou de clématite peuvent contenir le désordre de ses pas, il n’en est pas de même du désordre de sa pensée ; la contemplation solitaire des merveilles de la nature ne fait que porter au comble ce désordre. C’est en vain que l’aspect de ces merveilles lui crie l’existence d’un Dieu créateur, car le spectacle des souffrances de l’homme la fait douter de sa bonté. « Si Dieu existe, il n’est que le grand artisan de nos misères ; la vue d’un homme heureux ne lui est pas agréable, ou il est trop loin pour entendre nos gémissemens et nos plaintes. » L’idée de la mort et d’une vie nouvelle ne lui fournit pas de réponse à cette contradiction, car elle ne sait sous quelle forme elle doit la désirer. « Oh ! si c’était seulement le repos, la contemplation, le calme, le silence ! Si toutes les facultés que nous avons pour jouir et souffrir se paralysaient, s’il nous restait seulement une faible conscience, une imperceptible intuition de notre néant ! Si l’on pouvait s’asseoir ainsi dans un air immobile, devant un paysage vide et morne, savoir qu’on a souffert, qu’on ne souffrira plus et qu’on se repose sous la protection du Seigneur ! Mais quelle sera l’autre vie ? Quel est ce désir inconnu et brûlant qui n’a pas d’objet conçu et qui dévore comme une passion ? Le cœur de l’homme est un abîme de souffrances dont la profondeur n’a jamais été sondée et ne le sera jamais. » C’est en vain que, pour combler cet abîme, elle essaiera de retourner vers le monde et vers l’amour. Le monde et l’amour n’auront pas de quoi la satisfaire. C’est en vain que, dégoûtée de nouveau, elle plie son existence sous une règle encore plus fixe et plus austère en prenant le voile au couvent des Camaldules, dont elle devient abbesse. Derrière ces murailles infranchissables, elle croit quelque temps avoir trouvé, sinon le bonheur, du moins le repos. Elle prépare sa place dans le cimetière et mesure paisiblement de l’œil la toise de marbre qui recouvre la couche muette et tranquille où elle sera bientôt étendue. Elle jouit de sentir qu’elle s’est soumise, qu’elle vit, qu’elle accomplit la loi, qu’elle ne résiste plus à l’ordre universel, et c’est sans efforts que son esprit apaisé se soumet à la foi ; « la foi que les petits esprits appellent faiblesse, superstition, ineptie, la foi qui est la volonté jointe à la confiance, magnifique faculté donnée à l’homme pour dépasser les bornes de la vie matérielle, et pour reculer jusqu’à l’infini celles de l’entendement. » Mais les troubles de la vie viennent bientôt la chercher dans ce repos trompeur. Elle n’a pas seulement