Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/362

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la transformation de l’amour filial du Champi et de l’amour maternel de Madeleine Blanchet en un sentiment plus passionné laisse à coup sûr la morale tout à fait désintéressée, l’imagination n’en conçoit pas moins quelque inquiétude. Pour la rassurer, il aurait fallu ne laisser parler à l’oreille du Champi d’autre voix que celle du cœur, imposer silence aux mouvemens d’une émotion vulgaire, et lui épargner, aussi bien qu’à nous, les caquets grossiers de la servante. Il n’aurait pas fallu que François découvrît la véritable nature de ses sentimens en s’apercevant un jour que la femme dont il tient la main et qu’il a appelée si longtemps sa mère n’est ni vieille ni laide, et que l’émotion de cette découverte lui fît passer la nuit tout entière sans dormir, à trembler comme s’il avait la fièvre. George Sand n’a pas eu cette délicate intelligence, et il n’en faut pas davantage, sinon pour gâter son œuvre, du moins pour lui enlever, au point de vue même de l’art, quelque chose de son exquise perfection. Thackeray s’est trouvé en présence d’une difficulté semblable et plus grande lorsqu’à la fin du beau roman d’Henry Esmond le héros épouse la femme qui a pris soin de sa jeunesse et dont la fille a été sa fiancée. Mais avec quel art l’auteur anglais a su échapper au péril, et comme Henry Esmond écarte dans son récit tout ce qui pourrait gâter le souvenir de ses pures relations avec celle que depuis son enfance il a appelée sa chère maîtresse ! « Le bonheur, dit-il, qui a couronné ma vie n’est pas de ceux qu’on peut décrire avec des mots. Il est de sa nature sacré et secret ; si plein que mon cœur soit de reconnaissance, je n’en saurais parler qu’à l’oreille de Dieu et à celle de la créature chérie qui est devenue pour moi la plus fidèle, la plus pure et la plus tendre des femmes. Posséder un pareil amour est une bénédiction qui dépasse toutes les joies de la terre ; penser à elle, c’est louer Dieu. Ce fut à Bruxelles, où nous nous retirâmes après l’échec de notre tentative, que la grande joie de ma vie me fut octroyée et que ma chère maîtresse devint ma femme. Nous avions été accoutumés à une si complète intimité et confiance, et nous avions vécu si longtemps et si tendrement l’un près de l’autre que nous aurions pu continuer ainsi jusqu’au bout sans songer à resserrer nos liens, si les circonstances n’avaient amené l’événement qui a si prodigieusement accru son bonheur et le mien. Ce fut à la suite d’une déplorable querelle avec son fils et sa belle-fille qu’ayant trouvé un jour ma chère maîtresse toute en larmes, je lui demandai de se confier au soin et au dévoûment de quelqu’un qui, avec l’aide de Dieu, ne lui ferait jamais défaut. Aussi belle, aussi pure dans son automne qu’une vierge en son printemps, avec une rougeur d’amour et un regard de doux abandon, elle céda à ma respectueuse importunité et consentit à venir partager ma maison. Que les derniers mots que j’écris ici soient un remercîment et une bénédiction pour elle. »