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et à se concentrer dans l’individu, sous la forme supérieure de l’intelligence. Les idées ne meuvent-elles pas l’humanité encore mieux que tous les moyens extérieurs ? Le plus de force au dehors, le plus de science au dedans, telle est le suprême degré de puissance dans une société. La société la plus parfaite est celle où il y a le moins d’action extérieure ou violente des citoyens les unis sur les autres et le plus d’activité intérieure dans chaque citoyen. L’idéal serait l’absorption de toute la force coercitive dans la force spontanée, de toutes les résistances externes dans l’initiative intime. La puissance intellectuelle, la pensée, remplacerait alors la puissance physique, et il suffirait désormais au droit d’être une idée pour être par cela même une réalité.

S’il en est ainsi, les écoles allemandes ne doivent-elles pas finalement s’accorder avec l’école française, et ne peut-on ainsi prendre leur doctrine en un sens supérieur qui la réconcilie avec la nôtre ? Au fond, la liberté peut être considérée comme la force vive en son principe même[1]. Or quelle est la chose la plus précieuse pour la mécanique ? La force ; partout où la force est emmagasinée, comme dans le combustible où dort la chaleur, il y a une valeur et un trésor proportionné à l’intensité de la force même. Eh bien, dans notre monde, la principale force est l’homme : l’homme en effet est capable de penser et de vouloir. La pensée est une force supérieure, même mécaniquement, à toutes les forces du dehors, qu’elle s’assimile et tourne à ses propres fins : il n’y a point de machine comparable à un cerveau humain, car c’est de ce cerveau que peuvent sortir toutes les autres machines, et il renferme d’avance en lui la transformation du globe par la science. La pensée, à son tour, n’est que la volonté en exercice, prenant conscience à la fois de sa puissance et des résistances extérieures, calculant et déterminant le rapport de l’une aux autres. Il importe donc avant tout, même pour le développement de l’intelligence et de la science, d’avoir des forces, c’est-à-dire d’avoir des volontés, et des volontés aussi énergiques, aussi ardentes, aussi avides du progrès qu’il est possible. Pour cela, le seul moyen est de dégager la volonté de ses entraves matérielles ou morales, de l’abandonner à son élan spontané, à sa nature essentiellement mouvante et progressive, par conséquent à sa naturelle liberté. En ce sens on peut dire : « Oui, le droit est la force, mais la force suprême est la liberté. » C’est là une conséquence à laquelle

  1. Qui dit force dit une activité capable de se manifester au dehors par le mouvement visible, au dedans par ce mouvement invisible qui est la pensée ; or l’activité ne se comprend psychologiquement que par la volonté, où nous saisissons en acte notre propre puissance : si vivre est agir, agir est vouloir. La liberté, telle que nous l’entendons, ne diffère pas de la vie même ni de l’être ; C’est la vie considérée comme tendant à se perpétuer et à s’accroître indéfiniment, c’est l’être considéré dans son effort vers l’infini, en d’autres termes, c’est la force en action et en progrès.