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scène fournit à l’artiste une occasion qu’il s’empresse de saisir[1].

Le sculpteur florentin chercha donc d’autres moyens pour rendre la sculpture intéressante, pour faire goûter un art qui, par lui-même, en comparaison de la peinture, peut sembler pauvre. Tantôt, comme Ghiberti, il demanda l’effet à l’emploi de moyens qui semblent plus appropriés à la peinture qu’à la sculpture, je veux dire la multiplicité des plans, la perspective introduite dans le bas-relief, le paysage même qui y prend de l’importance ; tantôt, comme Orcagna, Donatello et les principaux de leurs émules, il entreprit de donner aux draperies, au geste, surtout à la tête, une expression plus marquée que celle dont se contentait d’ordinaire le sculpteur antique. Ce qu’il voulut rendre, ce ne furent pas seulement les caractères permanens et généraux des différentes variétés de la personne humaine, ceux que l’observation dégage, par abstraction, de l’indéfinie et confuse variété des êtres, ce fut encore le caractère individuel, ce qui distingue un homme de tous ses semblables ; parfois même ce fut le sentiment passager, la passion du moment, ce fut l’individu saisi non plus dans son habitude constante, mais dans l’émotion rapide et violente de l’accident qui semble le transformer[2].

Cette disposition, qui s’accuse ici dès la première heure, est favorisée par l’obligation imposée au sculpteur de vêtir ses figures. Une physionomie trop spirituelle ou trop agitée ne va pas à une figure nue. Sans que nous sachions bien pourquoi, il y a là un contraste qui nous choque. Un visage que l’esprit rend trop mobile ou que la passion bouleverse s’accorde mal avec cette persistance de la forme et de la couleur qui se maintient dans les masses musculaires, tant que l’émotion n’atteint pas à la souffrance maladive, ne provoque pas la contraction nerveuse. Là où le vêtement cache cette permanence du corps, cette apparente insensibilité, on peut accuser davantage l’expression de la physionomie, la rendre plus intense. C’est ce que fut conduit à faire l’art florentin. Par cette voie encore, la sculpture se rapprocha ici de la peinture et de ses conditions spéciales, comme elle l’avait fait, d’une autre manière, avec Ghiberti et les profondeurs de ses bas-reliefs, peuplées de

  1. Ainsi par exemple, dans une des portes de Ghiberti, l’Isaac agenouillé sur l’autel où son père va le frapper. On dirait que l’artiste, impatienté d’avoir toujours à cacher le corps sous la draperie, a voulu montrer ce qu’il savait faire. Le corps est parfaitement posé et modelé avec une rare sûreté. Le sculpteur a fait de même pour Adam et Eve, dont il a répété trois fois, dans sa composition, les figures nues.
  2. Voyez par exemple, au Bargello, le bas-relief où André Verocchio a représenté la mort de Selvaggia di Marco, femme de Francesco Tornabuoni. On ne peut rien voir de plus pathétique et de plus passionné.