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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 27.djvu/338

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résout pas même la question de l’individu. Une mort de ce genre-là, toute matérielle, n’atteint pas l’essence de la volonté, qui survivra à cette forme éphémère, détruite par un coup de désespoir sans portée philosophique, sans résultat utile et sans avenir pour le bouddhiste comme pour le pessimiste. Or ce n’est pas l’existence momentanée qu’il faut éteindre, c’est le principe de cette existence, ce que Schopenhauer appelle le vouloir-vivre, en détruisant l’éternelle illusion, le mensonge des formes et des phénomènes qui entretient l’absurde ténacité du désir. Voilà ce qu’il importe de supprimer en nous ; le reste n’est qu’un expédient sans valeur, un accident insignifiant. — Comme dit Schopenhauer, interprète exact de la pensée de Çakya-Mouni, le suicide, loin d’être la négation du vouloir-vivre, est l’affirmation de cette volonté à sa plus haute puissance[1]. Ce qui détermine cet acte, c’est l’amour de la vie porté jusqu’à la haine de son contraire, la douleur. L’homme qui se tue en réalité veut la vie d’une certaine manière exclusive, il veut la vie heureuse ; c’est la privation du bonheur qui lui est insupportable, non l’existence elle-même. Si on lui ôtait sa souffrance, il se précipiterait de nouveau avec ivresse dans la joie de vivre. Ce n’est donc qu’une forme accidentelle de la vie que l’acte du suicide répudie, non la vie elle-même. Or la seule chose qui importe, qui ait un caractère moral, c’est la négation philosophique qui consiste à nier la vie non-seulement dans ses douleurs, mais dans ses plaisirs vides et son faux bonheur, à en reconnaître l’inanité, à en démasquer le mensonge, à en pénétrer la déraison.

A cette condition seulement, on peut espérer atteindre la racine de la vie et la trancher pour toujours. Tant que ce principe du vouloir-vivre n’est pas atteint, il suscite d’autres formes qui succèdent à la première, et le cercle de la misère humaine recommence. Le fond de la philosophie primitive et nationale de l’Inde, c’est, on le sait, le dogme de la métempsycose, la croyance que les effets de nos bonnes et de nos mauvaises actions nous suivent, s’attachent à nous, ressuscitent avec nous à travers nos existences ultérieures, et en même temps la crainte, l’horreur même de ces existences successives qui ne sont ou qu’un mauvais rêve prolongé, ou qu’un supplice, continué sans trêve. C’est ce mauvais rêve qu’il faut faire cesser à tout prix, mais on ne le peut qu’en rompant le charme et en se convainquant soi-même que c’est un rêve. Ce supplice, déguisé sous les formes du désir et du plaisir, il faut le faire cesser, mais on ne le peut qu’en dissipant le prestige qui l’enveloppe et

  1. Voir la Philosophie de Schopenhauer, par M. Ribot, p. 142.