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l’Académie française, des fonctions auprès du cardinal Fleury, des charges à la cour de Versailles, tant d’occupations si diverses ne laissaient guère à Voltaire le long loisir des œuvres fortes et rendait singulièrement difficile à Mme du Châtelet le gouvernement de son philosophe. Le philosophe en effet ne pouvait se consoler d’avoir quitté Paris. En vain la marquise avait orné le temple de toutes les recherches du luxe et des mille inventions de ce superflu si nécessaire à Voltaire, en vain elle enveloppait le dieu de tous les soins d’une affection dévouée, jalouse, presque tracassière, en vain les visiteurs affluaient : la pensée de Voltaire, à tire d’aile, s’envolait toujours vers Paris, et sa vive imagination lui retraçant cette vie turbulente et oisive qu’il avait blasphémée, ces petits-maîtres qu’il avait calomniés, les soupers, ces salons dont il était l’enfant gâté, cette cour de Versailles dont il rêvait toujours de forcer l’entrée malgré les ministres et malgré la répugnance de Louis XV, il n’était diplomatie, ruse ou malice qu’il ne mît en usage pour réparer le passé, pour ménager le présent, pour préparer l’avenir.

Un moment il put croire qu’il touchait au but et qu’une grande fortune commençait pour lui. Depuis qu’il était en correspondance avec le prince royal de Prusse, il avait imaginé de tourner au profit de ses ambitions la bienveillance active dont il croyait voir la promesse écrite à chaque ligne des lettres de Frédéric. Il faisait donc sonner très haut ses relations avec la Prusse, assez haut pour qu’à Paris même on en eût été choqué comme d’un défaut de convenances et d’un excès de courtisanerie. C’est qu’il comptait bien que le roi n’oublierait pas en montant sur le trône le grammairien du prince royal, et qu’Achille, comme il l’appelait, se ferait honneur et plaisir de ménager, la paix de Voltaire avec Nestor, Nestor le dispensateur de toutes les grâces, le vieux et timide cardinal de Fleury. Sur les entrefaites, Frédéric devient roi, le dernier des Habsbourg meurt d’indigestion, la France porte au trône impérial un électeur de Bavière, la guerre de la succession d’Autriche commence. L’événement de la lutte engagée dépend du parti que prendra Frédéric. Voltaire saisit avidement l’occasion, il écrit au cardinal, et le voilà parti pour Berlin, officieusement chargé de sonder les projets du roi de Prusse. Il échoue : sa pétulance et son indiscrétion ne réussissent pas à pénétrer le secret de Frédéric ; le cardinal ne semble pas croire que l’intention de rendre service suffise à mériter récompense : qu’importe ! Il s’est juré de les conquérir, et, pour réparer sa maladresse, d’offrir au roi de Prusse de lui dédier Mahomet, et de chanter la victoire de Molwitz et de supplier sa majesté « de lui envoyer un exemplaire du manifeste imprimé de ses droits sur la Silésie, » de lui écrire enfin des lettres assez fortes pour soulever dans Paris l’indignation publique et le mépris