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mensonges qu’il suppliait D’Argental et Mme du Deffand de répandre, quelque Fréron en crevait de dépit dans sa peau ! Voilà ce qu’il est si difficile de pardonner à Voltaire, voilà quand et comment il a manqué de patriotisme : non pas quand il a chansonné nos défaites, non pas même quand il en a complimenté Frédéric, mais quand, aux dépens de la France comme aux dépens de la vérité de l’histoire, il a vanté dans les Frédéric et dans les Catherine un libéralisme, une tolérance, un respect des droits de la pensée, dont ni l’un ni l’autre n’ont jamais donné le moindre témoignage. Malo periculosam libertatem. Il vaut mieux courir les risques d’être vingt fois embastillé que d’abdiquer toute dignité d’homme aux pieds d’un Frédéric, et que de grimacer, sous les outrages redoublés, un perpétuel sourire de complaisance et d’adoration. Mais quel roi de France traita donc jamais un malheureux homme de lettres, je dis le plus obscur, le plus humble, le moins défendu contre l’arbitraire par l’éclat de sa réputation, comme Frédéric traita Voltaire ? Et qui des deux eut à subir le plus de honteuses et d’humiliantes persécutions, du gentilhomme ordinaire de sa majesté très chrétienne ou du chambellan de sa majesté prussienne ? qui des deux permit à Voltaire la plus fière et la plus noble attitude ou de Frédéric ou de Louis XV ? du cynique amphitryon des soupers de Potsdam ou du royal amant de la marquise de Pompadour ?

Et pourtant Voltaire n’était pas encore au bout de ses épreuves. On connaît sa lamentable dispute avec Maupertuis, président de l’Académie des sciences de Berlin, la célèbre Diatribe du docteur Akakia, la colère de Frédéric, le libelle outrageux brûlé dans les carrefours de Berlin par la main du bourreau, Voltaire se confondant en dénégations d’abord, puis en protestations sans mesure d’obéissance et de servilité, souscrivant enfin ce triste et fameux billet, rédigé de la main même du roi : « Je promets à sa majesté que, tant qu’elle me fera la grâce de me loger au château, je n’écrirai contre personne, soit contre le gouvernement de France, soit contre les ministres, soit contre d’autres souverains ou contre des gens de lettres illustres, envers lesquels on me trouvera rendre les égards qui leur sont dus. Je n’abuserai point des lettres de sa majesté et je me gouvernerai d’une manière convenable à un homme de lettres qui a l’honneur d’être chambellan de sa majesté et qui vit avec des honnêtes gens. » Hélas ! qu’étaient devenus les beaux jours d’autrefois ! Berlin, cette capitale dont Frédéric promettait de faire « le temple des grands hommes ? » et le Voltaire de jadis, cette âme fière « qui n’avait pu plier son caractère à faire sa cour au cardinal Fleury ? » Tout était fini pour cette fois. Voltaire comprit qu’il ne ramènerait pas Frédéric. Il lui renvoya donc son cordon et sa clé de chambellan, le roi les lui retourna, mais toute confiance