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n’adorer que le succès et de ne respecter que la victoire. Dans cette grande caserne, il acheva d’enrichir son vocabulaire, déjà si riche en injures, des expressions, des polissonneries et des gros mots du corps de garde. C’est là qu’il apprit à qualifier un Rousseau de « bâtard du chien de Diogène et de la chienne d’Erostrate, » un La Beaumelle, un Fréron, dans des termes que l’on n’oserait pas transcrire, et qu’il échangea pour une licence toute soldatesque cette aristocratie de langage et cette élégance de style dont il avait donné le ton jadis aux salons de Paris. On peut croire enfin que les exemples et les leçons du roi de Prusse exercèrent leur influence naturelle sur cette rage antichrétienne dont le patriarche de Ferney allait bientôt se sentir emporté. « S’il avait voulu faire ce qu’il m’avait autrefois tant promis, écrivait plus tard Voltaire à D’Alembert, prêter vigoureusement la main pour écraser l’inf…, je pourrais lui pardonner. » C’est en effet dans une lettre de Frédéric, datée de 1759, qu’on rencontre pour la première fois le célèbre mot d’ordre : « écrasez l’infâme. »

Il fallait avant tout se remettre de tant de secousses. Voltaire hésita quelque temps sur le choix d’une résidence. Retourner à Paris, il y songea d’abord, et se flatta que l’intervention du marquis d’Argenson et de Mme de Pompadour vaincrait l’antipathie du roi ; pourtant il ne tarda pas à reconnaître que c’eût été risquer beaucoup. Non pas à la vérité qu’il y pût courir de pires dangers que les Rousseau, les Diderot, les D’Alembert et tant d’autres. Les mœurs étaient assez douces en France, le pouvoir assez faible, l’opinion publique assez forte pour qu’un écrivain du renom de Voltaire, approchant de la soixantaine et déjà cruellement éprouvé, n’eût à redouter aucune violence. Ce qu’il craignait plutôt, c’était de compromettre son prestige, car quel rôle jouerait-il, quel rang tiendrait-il sur cette scène qu’une génération nouvelle remplissait du tumulte et de l’encombrement de son activité, — la génération des encyclopédistes, jalouse, envahissante, bruyante, au fond assez mal disposée pour un ex-chambellan du roi de Prusse, un gentilhomme ordinaire du roi de France, un familier des ministres et des maîtresses ? Et puis on l’admirait alors à Paris beaucoup moins qu’à Berlin ou qu’à Gotha. Quelques amis zélés, quelques prôneurs intéressés me pouvaient pas empêcher qu’on y jugeât l’homme sévèrement et ses œuvres très librement. La plupart pensaient comme Diderot pensait encore près de dix ans plus tard : « Cet homme incompréhensible, écrivait-il à Mlle Volland, a fait un papier qu’il appelle un Éloge de Crébillon. Vous verrez le plaisant éloge que c’est : c’est la vérité, mais la vérité offense dans la bouche de l’envie. Je ne saurais passer cette petitesse-là à un si grand homme. Il en veut à tous les piédestaux… Il aura beau faire, beau dégrader,