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masquait du zèle de la foi. Cette réprobation des catholiques libéraux par le pape qui en avait d’abord semblé le Messie restera l’un des faits les plus significatifs du pontificat de Pie IX ; c’en est la conclusion et comme le résumé.

Le plus grand problème de notre âge est peut-être la conciliation de l’esprit chrétien avec l’esprit moderne, l’adaptation de la foi religieuse aux nouvelles conditions de la civilisation, au libéralisme politique, à la démocratie, à la libre recherche scientifique. Ce problème, Pie IX en a rendu la solution plus malaisée que jamais aux catholiques. De là, au milieu de toutes les difficultés, de tous les périls de notre âge, un péril et un obstacle de plus, une cause de faiblesse et d’infériorité, pour les nations habituées à recevoir de Rome leur aliment religieux. L’ultramontanisme a donné au catholicisme un caractère de secte, de parti, de caste : du lien le plus sacré des sociétés humaines, il a fait une chaîne de séparation. L’Évangile, destiné à réunir toutes les classes et toutes les conditions, a vu son autorité affaiblie et souvent ruinée dans les couches sociales qui avaient le plus besoin de ses leçons ou de ses consolations. On s’étonne parfois qu’une religion d’amour et de fraternité ait pu devenir pour la masse du peuple l’objet de tant de défiances, de tant de haines, on s’étonne que l’église, encore entourée de tant de respect et de sympathie en 1848, ait rencontré une telle hostilité en 1871. Le pontificat de Pie IX n’a pas été étranger à cette redoutable impopularité.

Après avoir tenu trente-trois ans dans ses mains les clés de saint Pierre, Pie IX a laissé au saint-siège une autorité plus entière et plus vénérée que jamais sur l’ardente phalange de prêtres et de fidèles qui se serre autour du Vatican, et plus que jamais contestée ou méconnue du plus grand nombre des 200 millions de catholiques que Rome revendique pour ses enfans ; il a laissé l’église plus unie, plus compacte, plus concentrée, plus active, plus vivante que jamais, et plus que jamais isolée de la vie du dehors, étrangère au milieu qui l’enveloppe et à la société qu’elle veut diriger. De ce pontificat d’un tiers de siècle, la papauté sort avec une couronne spirituelle de plus et une couronne temporelle de moins, chargée des plus lourdes prétentions et condamnée à la plus ingrate des revendications, privée de toute alliance, de tout appui des gouvernemens ou des peuples, sans demeure assurée, sans situation définie, presque partout en lutte avec l’état ou avec le sentiment national, en conflit avec les principes et avec les lois les mieux établies du droit moderne. Depuis Grégoire VII et depuis Boniface VIII, jamais pape n’a légué à ses successeurs une tâche plus pesante.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.