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publiée en 1866, il nous a expliqué ce qu’il était en 1856, « un être inconnu, de chétive apparence, très pauvre, n’ayant pour tout bagage littéraire qu’une pièce outrageusement sifflée, meurtri de cette chute et non découragé, voulant à tout prix sa revanche et comptant pour l’obtenir sur son travail et son instinct de la scène, servis par des jarrets d’acier dans un corps frêle et par une volonté de fer. » Il s’est servi de cette volonté de fer non-seulement pour lutter contre le public, contre les comédiens, contre les directeurs, mais pour se battre contre lui-même, pour résister à ses goûts, à ses fantaisies, aux entraînemens de son inspiration et aux écarts de sa plume. Nul autre genre littéraire n’exige autant que l’art dramatique la pénible vertu du sacrifice, qui est le secret des œuvres fortes et accomplies. Nous tenons de M. Sardou lui-même que, quand des débutans, des écoliers lui soumettent leurs premiers essais, il ne se lasse pas de leur dire : — Voilà une scène, voilà un acte à couper ! et qu’ils lui répondent : — Y pensez-vous ? cette scène est précisément ce que j’ai fait de mieux. — Coupe, jeune homme, puisqu’on te le dit ; il est des amputations bienfaisantes, et il faut que la chirurgie vienne en aide à la médecine. Un dramaturge de grand renom et de grande expérience n’a-t-il pas déclaré que ce qu’il y a de mieux dans une pièce, c’est ce qui n’y est plus ?

La Fille d’Eschyle a dû son triomphe inespéré moins au talent de l’auteur qu’aux circonstances ; elle est venue dans un moment favorable, mais cet à-propos n’était point prémédité. Autran pouvait-il prévoir la révolution de 48 ? M. Sardou prémédite toujours ses à-propos ; il a plus que personne le génie de l’opportunité, comme l’a remarqué ici même M. Montégut dans l’intéressante étude qu’il lui a consacrée[1]. Ce n’est pas là sa seule habileté, il les a toutes. Non-seulement l’auteur dramatique doit avoir le diable au corps et l’humeur batailleuse, il est encore tenu d’être ingénieux, adroit et subtil. Dans les autres genres de composition littéraire, la maladresse ne nuit pas toujours au succès, et il y a des gaucheries qui plaisent ; le théâtre est un métier de malins, il n’est pas permis d’y être gauche. M. Sardou ne l’a jamais été ; à la fécondité d’un cerveau plein de ressources, fertile en expédiens, il joint la main souple et leste d’un prestidigitateur ; il accomplit en se jouant des tours de gobelets. On a beau se dire : Ayons l’œil sur lui, surveillons ses mains ; c’est au quatrième acte qu’il cherchera à nous attraper, n’allons pas nous laisser prendre, — on finit toujours par être pris. Combien de fois déjà ne nous a-t-il pas escamotés ! Nous ne lui en gardons pas rancune, bien au contraire ; il ne faut pas être l’ennemi de ses plaisirs. M. Charles Blanc a été plus sévère que nous. Il a reproché à M. Sardou, non sans finesse, qu’il y avait de

  1. Voyez, dans la Revue du 1er mars 1877, Esquisses dramatiques, Victorien Sardou.