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notre usage des griefs chimériques, et nous avons souvent beaucoup de peine à les consoler de tel insuccès que nous n’avons pas essuyé, de telle offense que nous n’avons pas sentie, de tel affront que personne ne nous a fait. La seule chose que, nous trouvions à redire dans cette spirituelle comédie, c’est que, s’il y avait un peu moins de portes dans le salon d’hiver du prince de Monaco et si la petite porte du couloir de sortie n’était pas restée entre-bâillée, Rabagas serait aujourd’hui le dictateur de cette charmante principauté. Après tout, le malheur serait-il si grand ? Avoir pour maîtres Camerlin le défroqué, rédacteur de la Carmagnole et propriétaire du Crapaud-Volant, Vuillard le grincheux, ex-pion aigri par la lutte, Chaffiou l’imbécile ou les grandes bottes à l’écuyère du général Petrowlski, ce serait un cas désespéré ; mais il ne faut pas être trop difficile en matière de gouvernement, et Rabagas est un homme d’esprit, qu’on accuse bien à tort de changer d’opinion, puisqu’il n’en a pas.

Nous n’avons pas plus de goût que M. Charles Blanc pour les personnalités ; mais, quand il s’étonne que la comédie antique en ait poussé l’usage jusqu’à l’abus, nous nous étonnons de son étonnement, et nous ne pensons pas que cet abus tirât si fort à conséquence. Les temps sont bien changés. Les Athéniens ne faisaient pas la différence de la vie publique et de la vie privée, ils ne distinguaient pas l’homme du citoyen, ils n’avaient pas de loi Guilloutet. À Athènes, les murs étaient transparens, et l’examen préalable excluait de toute charge, de toute magistrature tous ceux qui avaient une naissance suspecte ou de fâcheux antécédens. À Athènes, il y avait défense de parler soit devant le sénat, soit devant le peuple, pour quiconque avait manqué à ses devoirs domestiques, et le premier venu pouvait obliger un orateur à redescendre de la tribune en se faisant fort de démontrer qu’il était un fils impie, ou un débauché sans vergogne, ou qu’il avait dissipé dans le libertinage le patrimoine de ses pères[1]. Pourquoi les Cratinus, les Eupolis, les Aristophane, se seraient-ils abstenus de toute ingérence dans la vie privée, quand les lois et les mœurs autorisaient leur indiscrétion ? N’oublions pas d’ailleurs que les Athéniens n’avaient pas de théâtre permanent, que la comédie était pour eux un plaisir intermittent, qui revenait à de longs intervalles. C’était leur carnaval, et le carnaval est un besoin pour les peuples du midi, une revanche sur le respect. Chaque année ils éprouvent l’impérieux désir de consacrer quelques jours à se moquer de tout et d’eux-mêmes, à faire retentir les grelots de la folie, à jeter des dragées à la tête des hommes et des dieux, qui n’ont garde de s’en formaliser. Le lendemain tout rentre dans l’ordre, Jupiter remonte sur son trône. Hercule reprend sa massue, et Cléon redevient

  1. Voyez, dans l’excellent livre de M. George Perrot sur le Droit public et privé de la république athénienne, le chapitre sur la Dokimasie, p. 79 et suiv.