Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 27.djvu/800

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

repos, comme, selon le mot de Saint-Evremond, son loisir était voluptueux, il ruina sa santé et hâta sa fin. Ce goût effréné des dissipations, dans lesquelles il se jetait avec acharnement, ne nuisit qu’à lui-même et ne compromit jamais l’accomplissement de sa lourde tâche. Il était de cette école de diplomates, brillante autant que solide, dont Chaulieu a fait un groupe à part dans son Elysée :

Dans un bois d’orangers qu’arrose un clair ruisseau
Je revois Seignolai, je retrouve Béthune,
Esprits supérieurs en qui la volupté
Ne déroba jamais rien à l’habileté.


Nous avons sous les yeux l’admirable portrait que Nanteuil nous a laissé de Lionne. Le front est grand, l’œil pénétrant et vif; l’ensemble des traits est d’une finesse remarquable. La vivacité du regard est tempérée par la douceur du sourire. La bouche, belle et bien dessinée, quoiqu’un peu large, devait s’épanouir en un rire franc et aimable ; mais on aperçoit pourtant aux bords des lèvres quelques plis qui révèlent les souffrances cachées de cette vie tour à tour disputée par les dissipations les plus frivoles et par les affaires les plus graves. La bonté, la distinction, une intelligence supérieure, des passions indomptables et auxquelles on immole sans cesse, mais dont on commence à sentir le poids, les excès de la jeunesse et de l’âge mûr préparant déjà une vieillesse précoce, une certaine fatigue morale et une mélancolie que l’on soupçonne plus qu’on ne les voit, tout cela est dans l’œuvre de Nanteuil, qui remonte à 1660. Huit ans après et trois ans avant la mort de Lionne, l’ambassadeur vénitien en France écrivait : « Exténué par les fatigues, pâle de couleur, il semble qu’il ne lui reste qu’une peau ténue pour recouvrir les parties les plus solides en réduisant tout chez lui à l’esprit et à l’intelligence. » Quand Marco-Antonio Giustinian traçait ces lignes, Lionne se débattait déjà sous l’étreinte d’une fin prochaine. Il ne ployait pas seulement sous le double fardeau qu’il s’était imposé. De cuisans chagrins de famille, les scandaleux débordemens de sa femme et de sa fille, avaient aussi contribué à assombrir et à miner sa vie. La maladie qui l’emporta ne fut qu’un dernier coup. Depuis longtemps il se consumait, et les sources de vie étaient taries en lui. Victime à la fois de ses passions et de ses devoirs, n’ayant jamais voulu sacrifier ses devoirs à ses passions, ni ses plaisirs à ses travaux, malheureux dans son intérieur, inquiété par des embarras d’argent et impuissant à élever des revenus énormes au niveau de dépenses de plus en plus grandes, craignant peut-être que son ordinaire ascendant sur Louis XIV ne perdît un peu de sa force et qu’il ne lui fût plus difficile