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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 27.djvu/905

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L’ENFANCE À PARIS.

bonne fortune dont ils voudraient tirer une bonne affaire. Ceux qui sont déjà pourvus extorquent à leurs victimes leurs gains honteux de la semaine, et, si ce gain ne leur paraît pas suffisant, les accablent d’injures et de menaces. Mais ils les protègent le soir avec une jalousie singulièrement réveillée, et, malgré leur brutalité, l’attachement de ces exploitées pour ces exploiteurs est si fort qu’il devient parfois le plus grand obstacle à leur retour au bien. Plus d’une, si on la pressait de se dégager de ces liens, renouvellerait, sous une forme ou sous une autre, la réponse qui échappait il y a quelques années à une de ses pareilles : « Si je n’aime rien, je ne suis rien. »

Ce qu’il y a de plus douloureux dans ces bals, c’est le grand nombre des enfans qu’on y rencontre. J’y ai vu des enfans à la mamelle que leurs mères regrettaient évidemment de ne pouvoir laisser sur une chaise pour se joindre au quadrille. J’y ai vu des bambins et des bambines attendre, assis sur un banc, les uns avec des yeux gros de sommeil, les autres avec la mine d’une curiosité déjà éveillée, la fin de quelque danse échevelée. J’ai même vu une femme, qu’à sa mise on aurait prise pour une ouvrière décente, guider les premiers pas de sa fille, gentille enfant de huit à dix ans, dans une danse de caractère. L’enfant s’escrimait de son mieux et levait aussi haut qu’elle le pouvait sa petite jambe. J’eus peine à contenir une observation qui aurait trahi notre présence, et le spectacle d’enfans couchés sur un lit d’hôpital m’a laissé un souvenir moins pénible. Parfois la famille tout entière est là, et la mère, avec un enfant sur ses genoux, assiste aux ébats des aînées. Il n’est donc pas surprenant que beaucoup de jeunes filles fassent là leurs débuts dans la débauche. Elles y viennent, tantôt attirées par la notoriété dont ces bals jouissent dans un certain monde, tantôt sous la conduite d’une amie complaisante, tantôt en société d’un amant de leur condition qui, après les avoir détournées le premier du travail, ne serait pas fâché de se débarrasser de leur entretien. « Les riches n’ont que nos restes, » disait un orateur de club, et cette cynique parole correspond bien mieux à la réalité des faits que la légende de la pauvre ouvrière victime d’une séduction aristocratique. Lorsqu’une jeune fille a fréquenté quatre ou cinq fois ces bouges, elle est perdue. Bientôt elle sera connue individuellement des agens des mœurs, qui, divisés en douze sections dont chacune est sous la direction d’un lotier, savent parfaitement quelles sont les femmes de leur circonscription qui ont satisfait aux obligations de police, et quelque jour elle sera arrêtée par eux, non pas à l’intérieur du bal, où aucune arrestation ne doit être opérée, mais à la porte ou aux environs, racolant un homme et cherchant à l’entraîner vers quelqu’un de ces immondes garnis dont j’ai parlé. La complicité des logeurs est en effet une des