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religions, tout y est remis en question. Tandis que les étrangers se plaignent qu’une barrière les empêche de pénétrer dans le pays et de le transformer plus vite, les Japonais s’indignent de voir la prépondérance acquise chez eux par ces nouveaux venus, qu’ils qualifiaient tout haut de barbares, il n’y a pas longtemps. Aux demandes d’ouverture complète, ils répondent en sommant les étrangers de renoncer à la clause d’exterritorialité et de se soumettre aux tribunaux indigènes, ce que ni l’orgueil ni la prudence européennes ne sauraient admettre. Cependant, pour montrer à leurs hôtes occidentaux qu’ils ne sont plus rebelles à la civilisation et qu’ils ont droit d’être traités sur le pied de l’égalité internationale, il n’est point de sacrifices que ne s’imposent les Japonais, masquant, à grand’peine, l’état réel de leur pays derrière le décor de fantaisie et l’européanisme de convention qu’ils étalent dans les ports accessibles à nos navires. Au milieu de cette confusion, la prospérité de l’empire est sans cesse menacée, et l’influence étrangère, qui pourrait sous une bonne impulsion profiter à toute la nation, ne fait que mettre sa sécurité en péril.

On ne peut envisager ce spectacle sans se rappeler et répéter les paroles par lesquelles Engelbert Kœmpfer terminait au XVIIe siècle l’histoire des mœurs et des institutions japonaises, alors que la barrière qui les protégeait contre l’étranger venait de s’élever de toute sa hauteur : « Civils, obligeans et vertueux, pourvus abondamment de tous les besoins de la vie et jouissant avec cela des fruits de la paix et de la tranquillité, une suite si continuelle de prospérités doit les convaincre nécessairement, lorsqu’ils font réflexion sur la vie libertine qu’ils menaient auparavant, ou qu’ils consultent les histoires sur les siècles les plus reculés, que leur pays ne fut jamais dans une situation plus heureuse qu’à présent qu’il est gouverné par un monarque despotique et arbitraire, fermé et gardé de tout commerce et de toute communication avec les nations étrangères. » Mais ce n’est pas à l’Europe de se montrer aujourd’hui gardienne plus attentive de l’isolement des Japonais que les Japonais eux-mêmes. Ils ne négligent aucune occasion de se faire admettre dans le concert des nations civilisées. Ils viennent avec entrain prendre part à nos luttes économiques, et l’importance qu’ils ont donnée à leur exposition actuelle dit assez qu’ils ont voulu attirer sur eux l’attention de l’Europe et provoquer sur l’état de leur industrie un jugement que nous essaierons prochainement de formuler.


GEORGE BOUSQUET.