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respecté en qualité de chirurgien, il avait établi rapidement une ambulance où il soignait les blessés, se conformant ainsi au devoir professionnel, qui ne peut, sous aucun prétexte, se préoccuper de la nationalité ou des opinions de celui qui souffre. Le docteur Latteux s’était pendant cette journée rencontré avec le colonel’fédéré J…, qui commandait en chef les barricades du quartier. Le 23, la bataille se rapprocha, et la lutte se resserra de telle sorte autour des insurgés que ceux-ci comprirent que toute partie était perdue pour eux et qu’ils commencèrent à se débander. Le colonel J… faisait grand’pitié ; s’il ne pleurait de terreur, peu s’en fallait. Ses hommes, lui attribuant leur défaite, voulaient simplement le fusiller, en vertu de tous les articles du code communard ; en outre il se doutait bien que, s’il tombait entre les mains des soldats français, il courait grand risque d’être expédié d’un coup de revolver au coin d’un mur ; il se lamentait : — Que vais-je devenir ? O major, sauvez-moi ! — Le docteur Latteux ne fut point inexorable ; il rasa lui-même ce malheureux, le revêtit d’habits bourgeois, et le cacha dans un appartement vide faisant partie d’une maison de la rue de Lille. Lorsque le docteur crut avoir placé son colonel en sûreté, il redescendit et recula d’épouvante. Le coup de clairon commandé par Émile Eudes l’assassin avait retenti dans la rue de Lille ; à ce signal, les incendiaires s’étaient lancés dans les maisons, et les bonbonnes de pétrole répandues avaient été allumées. Marchant droit devant lui, le docteur avait pu traverser le Pont-Royal, le Carrousel, la rue Richelieu, franchissant les barricades grâce à son uniforme de chirurgien-major, et, malgré bien des périls, il avait réussi à pénétrer à la Banque.

Sauf les sentinelles disséminées en vigies dans les différens postes dont la garde leur était confiée, tout le personnel de la Banque était réuni dans la grande cour. Il y avait là non-seulement le sous-gouverneur et les chefs de service, les employés, les garçons de recette, les plantons, les ouvriers, mais les femmes et les enfans des fonctionnaires qui ont logement à l’hôtel de La Vrillière. C’était presque une foule, cinq ou six cents personnes au moins. L’arrivée du docteur Latteux et les sinistres nouvelles qu’il apportait produisirent une impression terrible. Il y eut comme un cri arraché à la colère, à l’inquiétude, au découragement. Ce fut une houle qui agita tous ces hommes ; la plupart étaient mariés, ils pensaient à ceux qui leur étaient chers et dont ils ignoraient le sort, car ils étaient en permanence à la Banque et n’en sortaient plus depuis que la bataille avait dépassé les fortifications. Le cœur a dû faillir à plus d’un qui se demandait ce qu’au milieu de ce désastre sa femme ou son enfant allait devenir. Où était le devoir à cette