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s’empressa de proposer des mesures répressives contre le socialisme. Son projet de loi fut rédigé, libellé, bâclé en quelques heures, et ce n’est pas en matière de législation qu’on peut dire que le temps ne fait rien à l’affaire ; c’est dans ce genre de littérature qu’il importe le plus de mesurer son langage, de peser ses mots. Ce projet contenait un article 6 ainsi conçu : « Quiconque entreprend publiquement, par la parole ou par des écrits, de miner l’ordre existant légal ou moral, sera puni d’une peine d’emprisonnement dont la durée sera au moins de trois mois. » Cet article effraya le conseil fédéral ; il comprit qu’on lui demandait de supprimer en Allemagne le droit de discussion, il comprit aussi qu’empêcher les Allemands de discuter, c’est les empêcher de vivre. Il lui vint des scrupules, il rejeta l’article 6 ; mais ceux qu’il conserva ne laissaient pas d’être fort rigoureux, fort inquiétans. En définitive, on conférait à la police le droit de frapper d’interdit les journaux et les réunions socialistes ; on lui laissait en même temps le soin de définir le socialisme, de découvrir où il commence et où il finit ; c’est une question fort délicate. Il existe en Allemagne de pieuses associations qui s’appliquent à résoudre chrétiennement le problème social ; allait-on livrer ces bons chrétiens à la discrétion de la police ? D’autre part on trouve dans toutes les universités germaniques d’honorables professeurs qui portent le nom de socialistes de la chaire. Ils se feraient un cas de conscience de tuer une mouche ; il est vrai qu’en revanche il n’y a pas jusqu’aujourd’hui une seule mouche qui leur doive son bonheur. Ce sont des hommes dignes de toute estime autant qu’inoffensifs ; leur science est pour le moins aussi recommandable que la cosmolonigologie de Pangloss, et, comme ce grand philosophe, ils démontrent admirablement qu’il n’y a point d’effet sans cause. Ne serait-il pas dur de tenir sous les verrous tous ces utopistes d’eau douce ?

Un trait distinctif des Allemands est qu’ils ont en toute chose le goût et le génie du compliqué, même quand ils font des lois de salut social. Leurs gouvernemens s’avisent-ils d’étrangler les libertés publiques, on peut d’avance être certain que le nœud de la corde sera très savant. Le projet du gouvernement impérial était à la fois fort brutal et fort compliqué. On attribuait au conseil fédéral le droit d’approuver ou d’improuver dans le délai d’un mois les mesures décrétées par la police ; mais, comme l’a remarqué M. Bennigsen, le conseil fédéral ne siège que pendant une partie de l’année. C’était soumettre la police à un contrôle intermittent et on ne craint d’être blâmé que par les gens qui sont toujours là. On avait cru aussi devoir attribuer au Reichstag la faculté de confirmer ou de casser les décisions du conseil fédéral ; mais le Reichstag a d’assez longues vacances ; était-il tenu d’y renoncer ? Quand le projet lui fut soumis, il eut bientôt fait de le déclarer inacceptable. Le gouvernement se le tint pour dit et rongea son