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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 28.djvu/343

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pas le courageux publiciste, mais rien n’égale les invectives dont le poursuivent les émigrés. Les gens qui placent « Lafayette à côté de Jourdan coupe-tête et Malouet au-dessous de Robespierre » devaient naturellement mettre Mallet-Dupan « plus bas que Gorsas, Carra ou Brissot. » M. Ferrand, qui devint ministre sous Louis XVIII, écrivait à cette date : « M. Malouet mérite d’être pendu, bien qu’il soit honnête homme ; il faut faire un exemple de la punition due aux opinions dangereuses. » Un des libellistes les plus violens du parti royaliste, M. d’Entraigues, disait un jour à propos des brochures abominables dont il inondait Paris : « Montlosier me trouve implacable, il a raison ; je serai le Marat de la contre-révolution, je ferai tomber cent mille têtes et la sienne la première. »

Qu’on se représente l’action produite par ces odieuses paroles. Les brochures de M. d’Entraigues et de ses pareils étaient citées et commentées dès le lendemain par les journaux révolutionnaires, citées et commentées à la tribune de la convention. La France entière apprenait que la royauté ne reviendrait pas sans ramener un Marat et que cent mille têtes tomberaient. Une coïncidence fatale voulut que ces clameurs d’un fou semblassent venir à l’appui de certaines déclarations de Louis XVIII. Il faut se rappeler, en effet, que le dauphin, fils de Louis XVI, ayant été délivré le 8 juin 1795 de l’atroce supplice qu’il subissait depuis deux ans et demi, la royauté légitime, suivant l’ancien droit, se trouvait dévolue au comte de Provence et transportée en pleine émigration. Le nouveau roi, qui ne devait rentrer en France que dix-neuf ans plus tard, tenait alors sa cour à Vérone. Spirituel, sceptique, égoïste, imbu des idées du XVIIIe siècle, dès qu’il apprit la mort de son neveu Louis XVII, il lança de Vérone une Déclaration qu’il crut fort libérale, mais dont les concessions équivoques, déjà si insuffisantes et même si ridicules à une telle heure, furent comme déchirées immédiatement par les mains des pamphlétaires royalistes. Le roi, sans rien abandonner de ce qu’il appelait ses droits supérieurs, daignait du moins « pardonner à des sujets coupables et repentans ; » M. d’Entraigues s’annonçait comme le Marat de la contre-révolution, déclarant qu’il était prêt à réclamer des milliers de têtes. De ces deux déclarations, laquelle était la vraie ? Fallait-il croire que la première était une garantie contre la seconde ? Fallait-il croire que la seconde rectifiait la première ? « Ce qui fait pleurer, — écrivait Mallet-Dupan, le 16 juillet 95, — c’est que M. d’Entraigues parle, agisse au nom du roi et paraisse avoir certainement une grande part à sa confiance. »

On peut prévoir dès lors que les occasions de rattacher la France nouvelle à l’ancienne France seront perdues sans cesse et sans