Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 28.djvu/346

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Au parlement, il n’y a guère que leur passé qui les sépare ; ils jugent de même la situation présente, ils pensent l’un et l’autre qu’il est urgent d’arracher le pays aux derniers entraînemens révolutionnaires et d’assurer l’ordre public. Sans aucun enthousiasme, bien plus, sans aucune estime pour le gouvernement directorial, ils sont d’avis qu’il faut le soutenir et le consolider, puisqu’il est impossible de lui en substituer un autre. Seulement l’un des deux, l’ancien conventionnel, est secrètement préoccupé de la crainte que la reconstitution de l’ordre social ne finisse par ramener la vieille monarchie ; l’autre, l’homme de la législative, va droit devant lui sans préoccupation ni souci, persuadé que la république peut vivre avec une politique libérale, et que, sans les principes de 89, nulle monarchie ne vivrait. Pourquoi donc redouter l’ancien régime ? L’ancien régime a disparu à jamais, englouti par le déluge. Encore une fois, si le passé ne les séparait, rien ne les empêcherait de s’entendre ; mais il y a ce passé fatal exploité par d’implacables fureurs. Mathieu Dumas sent cela confusément, il veut en avoir le cœur net. N’oubliez pas que Mathieu Dumas est un soldat, un officier supérieur, un ancien aide de camp de Rochambeau dans la guerre d’Amérique ; Treilhard est un jurisconsulte éminent, un de ceux qui auront l’honneur d’attacher leurs noms à la rédaction de nos codes. Tous deux sont dévoués à la France nouvelle, tous deux sont hommes de grand mérite et de bonne volonté ; une alliance entre de tels citoyens serait un ciment de concorde qui profiterait au bien de l’état. Le jour donc où ils se rencontrent seul à seul dans une salle de commissions et peuvent se parler à cœur ouvert, Mathieu Dumas s’empresse de saisir l’occasion pour demander à son collègue une explication loyale.

C’est Mathieu Dumas qui prend l’initiative, c’est lui aussi qui raconte la scène dans ses mémoires. — « Êtes-vous pressé ? lui dis-je ; la discussion dans votre conseil est-elle intéressante ? — Non, me répondit-il, point du tout ; qu’avez-vous à me dire ? — Sur quoi je me levai, je fermai la porte sur nous et mis la clé sur la cheminée. — Je connais, lui dis-je, votre position, votre expérience, vos talens, et l’influence de vos conseils sur des hommes qui, sous tous les rapports, vous sont bien inférieurs ; je veux savoir de vous ce que vous pensez de moi et de mes amis, comment vous jugez notre conduite politique, et ce qui fait que nous ne pouvons nous entendre. — Voici sa réponse : — Vous êtes de fort honnêtes gens, fort capables, et je crois que vous voulez sincèrement soutenir le gouvernement tel qu’il est, parce qu’il n’y a aucun moyen sûr, ni pour vous ni pour nous, de lui en substituer un autre. Mais nous, conventionnels, nous ne pouvons vous laisser faire ; que vous le