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Tocqueville ? Dès les premiers volumes de la Démocratie en Amérique, Royer-Collard ne se lassait pas de célébrer cette œuvre de philosophie politique, la plus remarquable, disait-il, qui eût paru depuis Montesquieu. Or, quelle était la pensée maîtresse de Tocqueville dans ce beau livre ? Celle-ci : l’esprit chrétien et l’esprit libéral ne peuvent se séparer. C’est Tocqueville qui a écrit ces fortes paroles : « Si un peuple veut être libre, il faut qu’il ait des convictions religieuses, et, s’il n’a pas de foi, qu’il serve. » Nous retrouvons ici la même idée que Benjamin Constant exprimait dans son livre du Polythéisme romain : « Aucun peuple incrédule n’a pu être libre. » Seulement ce n’est plus une parole de hasard, une de ces pensées qui viennent de l’intellect et non du fond de l’âme, c’est bien la conviction intime et forte, résultat de toute une vie d’expérience, principe et clarté de toute une science nouvelle.

Ainsi, christianisme et liberté, tel est le dernier mot de cette étude. Le parti conservateur, aux phases diverses de son histoire, a longtemps oublié l’une ou l’autre de ces conditions et quelquefois toutes les deux. Nous félicitons M. Thureau-Dangin de les avoir rappelées aux esprits scrupuleux par ce loyal examen de conscience. Pour lui montrer quel cas nous faisons de son travail, nous sommes entré de plain-pied dans son sujet, nous y avons remué des idées qui depuis longtemps nous sont chères, et, ajoutant nos preuves à ses preuves, nos conclusions à ses conclusions, nous avons proposé le même examen aux intelligences méditatives.

Quant à la leçon pratique résultant de cette confession, il y en a une qui domine son travail comme elle domine le nôtre. Je la résume en ces termes : les premiers représentans de la république en France, à une époque où nul retour de la monarchie n’était à craindre, ont détruit la république et ramené la monarchie (1795-1799). La monarchie a été détruite à son tour par les monarchistes de la restauration (1814-1830). Enfin, dans le même temps, c’est le parti libéral qui a réduit la liberté à un rôle ridicule et vulgaire. Espérons que ces temps sont loin de nous. Le parti conservateur et libéral est le seul qui soit vraiment en mesure de ne pas regarder à l’inscription de l’édifice : république ou monarchie, peu importe, il doit ne s’intéresser qu’aux principes. Or, le principe par excellence est celui que nous indiquions en commençant et que cette étude a confirmé d’un bout à l’autre : tout parti conservateur qui ne sera pas libéral dans le vrai sens du mot périra par l’inertie et l’impuissance de vivre ; tout parti libéral qui ne sera pas conservateur, au sens complet de ce titre, périra par l’anarchie et l’impuissance de rien fonder.


SAINT-RENE TAILLANDIER.