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être comme partout, c’est que, sans attendre même la réunion, du congrès, dès le 4 juin, le cabinet de Londres avait signé avec la Sublime-Porte un traité qui lui donne un véritable protectorat sur la Turquie d’Asie en même temps que le droit de créer un vaste établissement militaire et maritime à Chypre, en face des côtes de la Syrie. C’est là le coup de théâtre qui a éclaté au moment voulu, par lequel lord Beaconsfield a révélé sa fertilité d’imagination et sa résolution. Ainsi la politique russe garde ses conquêtes et assure sa prépondérance sur le Danube, l’Autriche entre en Bosnie et en Herzégovine, l’Angleterre, hardiment conduite par lord Beaconsfield, va camper à Chypre, et avoue tout haut sa suzeraineté sur l’Asie ; l’Europe, par la voie du congrès, impose sa tutelle administrative au sultan en même temps qu’elle dispose de ses territoires. De toutes parts, d’une manière ou d’une autre, le réseau se resserre sur l’Orient, la diplomatie achève ce que les armes ont commencé ; les coups de théâtre s’en mêlent pour animer la scène, et, en un de compte, l’arbitraire, un grand arbitraire reste le dernier mot de toutes ces combinaisons dont l’artifice consiste à déguiser le démembrement sous le nom d’occupations, à envahir et à démanteler l’empire ottoman sous prétexte de le protéger, à rétrécir chaque jour ses frontières sous prétexte de donner plus de cohésion à ce qui lui reste. C’est là cependant ce qui s’appelle une œuvre de diplomatie et de paix !

On a fait ce qu’on a pu sans doute, on ne pouvait faire mieux pour le moment, dira-t-on, st même, à y regarder de plus près, ces combinaisons, ces transactions imposées par les circonstances sont peut-être la dernière ressource des intérêts européens livrés aux chances d’une crise permanente. Lorsque l’Autriche entre en Bosnie, elle ne menace pas l’indépendance de l’Orient, elle la garantit au contraire. Sa présence dans ces provinces est un frein pour la prépotence russe, une sauvegarde pour la Turquie d’Europe. L’Autriche représente la politique occidentale sur la mer Egée comme sur le Danube. Lorsque l’Angleterre de son côté va camper à Chypre et se charge de la protection, presque de l’administration des provinces asiatiques de la Porte, elle ne fait aucune violence à l’empire turc, dont elle reste l’alliée. Elle ne cache pas qu’il s’agit d’un autre ennemi, qu’elle peut avoir à contenir et au besoin à combattre, que tout ce qu’elle fait, elle le fait contre la Russie. L’Angleterre en Asie, l’Autriche en Europe, ce sont les deux forces désormais opposées aux invasions russes. Soit, c’est sans doute une manière d’expliquer comment les Autrichiens vont en Bosnie et les Anglais à Chypre, comment les uns et les autres n’ont l’air d’entrer en partage de l’Orient que pour mieux combattre la Russie.

Lord Beaconsfield est certainement un homme d’un esprit souple et intrépide, qui a conduit avec vigueur cette campagne, et qui ne man-