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apprennent à discerner les herbes vénéneuses des plantes salutaires. Quelques-uns d’entre eux, à force de vivre loin des hommes, reviennent à l’état sauvage. « Il y en avait un qui était resté cinquante ans sans parler à personne ; il n’avait plus de vêtemens et n’était couvert que des poils de son corps, mais Dieu lui faisait la grâce d’ignorer sa nudité. Toutes les fois que quelques religieux voulaient l’aborder, il se mettait à courir dans des déserts inaccessibles pour les éviter. Il ne se laissa voir que par un seul anachorète, dont la piété mérita cette faveur, et comme cet anachorète lui demandait, entre autres questions, pourquoi il fuyait à ce point la rencontre de ses semblables, il répondit que celui qui fréquentait les hommes ne pouvait pas être visité par les anges, ce qui donna lieu d’être convaincu que les anges le visitaient. » Qu’on juge de l’effet que devaient produire ces récits dans une époque avide de merveilleux et disposée à tout croire ! Pendant que Posthumianus parle, les gens pieux et crédules qui l’écoutent, et dont l’imagination excitée se transporte aisément dans le désert, ne sont plus maîtres de leur émotion. « Voilà tes œuvres, ô Christ ! s’écrient-ils ! Christ, ce sont là tes miracles ! »

Sulpice-Sévère résiste pourtant à cet enthousiasme : ce n’est pas qu’il ne soit très frappé lui aussi des récits de Posthumianus, mais il connaît de plus grandes merveilles, et aussitôt il oppose saint Martin à tous les moines de la Thébaïde. S’il s’était contenté d’instituer entre son saint chéri et les anachorètes égyptiens une lutte de miracles, comme il le fait d’abord, il y aurait peu d’intérêt à le suivre dans cet assaut de crédulité ; mais il se trouve bientôt amené, pour établir la supériorité de saint Martin, à nous tracer de lui un portrait vivant et fidèle. Je vais en rappeler les traits principaux, et il sera facile de comprendre pourquoi les Gaulois le préféraient à tous les autres.

Saint Martin est d’abord un saint un peu démocratique, ce qui n’a jamais nui chez nous. Il est de basse extraction, et ne fait rien pour le dissimuler. Il scandalise les élégans par le peu de soin qu’il a de ses vêtemens et de sa chevelure. On le voit toujours assis à l’église sur une petite chaise, d’où il donne à tout le monde l’exemple de l’humilité comme de la dévotion, et il raille les évêques ses confrères qui se font dresser des trônes d’où ils dominent toute l’assemblée. Avec les petits, il est doux et familier, mais avec les grands il se relève. Il ne souffre pas que les empereurs eux-mêmes manquent au respect qu’on lui doit. Dieu du reste se charge de lui faire obtenir les égards qu’il mérite. Un jour que l’empereur Valentinien, irrité contre lui et voulant l’humilier, restait assis à son arrivée, le feu prit à son fauteuil, et il fut bien forcé de se lever. Martin était un homme de petite science, mais de grand sens ; il évitait les excès et savait