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exalte ses vertus, il fait ressortir l’originalité de son caractère en l’opposant à des saints étrangers. Dans ses Dialogues, il suppose qu’un moine de ses amis, Posthumianus, grand voyageur, et qui revient de l’Orient, lui raconte ce qu’il a vu ou ce qu’il a entendu dire des solitaires de l’Égypte. C’était alors un grand sujet de curiosité et d’admiration pour toute la chrétienté. On était bien loin de l’époque où Tertullien, pour défendre les chrétiens du reproche qu’on leur faisait d’être inutiles à l’état, les opposait aux brahmanes et aux gymnosophistes, et disait qu’eux au moins n’habitaient pas les forêts et qu’ils n’entendaient pas être des « exilés de la vie, non sumus silvicolæ et exules vitæ. » Les chrétiens s’étaient mis, depuis un siècle, à imiter les gymnosophistes et les brahmanes ; ils habitaient les déserts, ils peuplaient les solitudes ; les uns s’y précipitaient par dévotion et pour être plus rapprochés de Dieu dans la retraite, d’autres espéraient y fuir les calamités d’un monde travaillé de toutes sortes de misères et qui se sentait périr[1]. Les vies des pères du désert, publiées par Rufin, et répandues dans tout l’Occident, enflammaient les imaginations. Aussi Posthumianus est-il écouté avec passion quand il parle des moines de l’Égypte et des solitaires de la Thébaïde. Il a visité des monastères où des centaines de religieux habitent ensemble, sous la direction d’un supérieur, et il y a été témoin des merveilles de la discipline et de l’obéissance. Quoiqu’on lui commande, le moine obéit sans discuter, sans réfléchir. Posthumianus raconte qu’un abbé, voulant éprouver la vocation d’un de ses novices, lui ordonna de se jeter dans le four où l’on allait cuire le pain du couvent ; le novice n’hésita pas à le faire, mais les flammes s’écartèrent pour le laisser passer. Un autre reçut l’ordre de planter en terre le bâton dont l’abbé se servait pour se soutenir, et de l’arroser jusqu’à ce qu’il refleurît. Pendant deux ans, le pauvre moine ne cessa pas un seul jour, sous ce ciel de feu, d’aller puiser l’eau du Nil qui coulait à deux milles de son jardin et de la verser sur le bâton. Au commencement de la troisième année, Dieu eut pitié de lui, et le bâton fleurit. Mais la plupart du temps les austérités de la vie commune et les rigueurs de l’obéissance ne suffisaient pas au zèle ardent des religieux ; ils demandaient et obtenaient la permission de s’enfoncer dans le désert. Là, ils sont exposés aux plus étranges aventures. Dans ces plaines désolées, où rien ne pousse, ils ne vivent que de miracles, lis fréquentent les bêtes féroces, qui finissent par leur obéir. Les lions se mettent à leur service, les ibis leur

  1. Posthumianus raconte que leo désert de Cyrène est rempli de solitaires « qui n’ont d’autre motif de s’y réunir que le désir de ne plus payer l’impôt. »