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eux ; ces divinités inconsistantes, illusions de leur perversité, douées par leur esprit d’un charme corrupteur, loin de les soutenir, les ont perdus : ils ont péri par leur propre erreur. Tel est le sens général de la comédie des Nuées. Le développement de ces idées, malgré tout ce qu’Aristophane y avait mis d’invention, de verve, de grâce et de force, laissa le public assez froid. Aux délicatesses de cette morale ingénieuse, la foule préféra de beaucoup la Bouteille de Cratinus, où le vieux poète conservait les franches et joyeuses allures de la comédie primitive. Mais Aristophane n’accepta pas cette sentence ; nous avons sa protestation, et l’on sait qu’il voulut faire revenir sur leur impression ces juges qu’il accusait d’ingratitude et d’inintelligence. C’est qu’à ses propres yeux de pareilles innovations dans la forme et dans le sujet, cette portée nouvelle donnée aux farces dionysiaques, ces apologies énergiques et spirituelles de l’ancienne éducation, des anciennes mœurs, de l’ancienne foi, qui avaient formé les combattans de Marathon, constituaient son titre principal à l’estime publique, et qu’il se croyait vraiment d’accord avec le sentiment populaire et les plus hauts intérêts de sa patrie.

Voilà quelle est la mesure de la religion d’Aristophane. C’est celle du grand nombre soutenue par les principes des bons citoyens. Admet-elle une part de scepticisme ? Autant et pas plus que les dispositions générales de la société contemporaine. À cette époque, en effet, le scepticisme a pénétré dans les mœurs. Au mouvement des sophistes, alors dans toute sa force, répond le progrès naturel d’une dissolution dont la religion contenait en elle-même les premiers germes. Aristophane, l’ennemi des sophistes et des philosophes, en est un meilleur témoin qu’Euripide. On aura beau faire la part de la licence et de l’ivresse permises par la fête, il restera encore largement de quoi compromettre l’autorité des dieux. Cette piété d’un défenseur sans respect et sans pudeur constate, en réalité, leur faiblesse et l’aggrave par des blessures durables. Cependant le scepticisme involontaire et irréfléchi d’Aristophane reste loin de ce qu’osera plus tard une autre polémique, hostile, comme la sienne, aux philosophes. C’est à plusieurs siècles de distance, chez un imitateur des anciens comiques, Lucien, que le scepticisme arrive à son terme. Lucien ne se borne pas à reproduire et à continuer, dans le cadre de ses dialogues et dans les petits drames qu’il compose, les badinages mythologiques de ses spirituels prédécesseurs, il ne lui suffit pas de s’égayer sur le ménage de Jupiter et sur les amours des dieux, ou de traiter à son tour le thème de la traversée de l’Achéron ; chez lui, ce n’est plus la plaisanterie, qui s’arrête à la surface et relève en se jouant les naïvetés et les con-