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dans un genre d’ouvrages dont les Athéniens de Paris ne paraissent pas se lasser : pour ceux d’Athènes, le contraste était bien plus vif, car il s’agissait de leurs dieux et de leurs croyances. Il y a un moment où, sous des coups de fouet, antiques précurseurs des coups de bâton de Molière, le patient se réclame de sa divinité ; divinité bien compromise, il faut l’avouer. C’est ainsi que le dieu fait à ses propres dépens les honneurs de son théâtre à la foule qui s’y est réunie pour célébrer son culte.

Dans la seconde partie du rôle, cette divinité de Bacchus, traitée moins outrageusement, n’est cependant pas prise plus au sérieux. Bacchus est érigé en juge de la scène, et à qui cette fonction conviendrait-elle mieux ? Outre qu’il est, comme son frère Apollon, le dieu des Muses, ce dont, il est vrai, le poète ne s’inquiète guère, qui pourrait se vanter de posséder une plus grande expérience du théâtre ? Il est toujours là, et il y a toujours été. C’est le spectateur perpétuel de la tragédie, depuis son origine, qui remonte à plus d’un siècle, jusqu’au temps présent. C’est en effet à ce titre qu’Aristophane le choisit pour décider la querelle d’Eschyle et d’Euripide, et non comme divinité de l’inspiration poétique. Bacchus devient une personnification du public athénien, convié à se reconnaître dans cette image peu flatteuse. Inintelligent, fantasque, mauvais plaisant, il ne brille ni par la sûreté du goût ni par la fermeté du jugement ; il est de l’avis du dernier qui parle. « Tu n’étais qu’un sot, lui dit Euripide. — Je le vois bien moi-même, » répond-il. Avec cela il est guidé par un vague instinct de ce qui est bon, et juge bien en définitive, puisqu’il consacre la supériorité du noble et grand Eschyle.

Voilà quels sont les principaux traits dont Aristophane a formé son personnage. À cette conception première d’une descente aux enfers de Bacchus travesti en bourgeois athénien, son esprit inventif rattache d’autres idées dont certaines sont fort importantes. Il en est qui jettent dans sa composition la variété la plus inattendue. Bornons-nous ici à en rappeler une, qui nous fournira un nouvel exemple de la liberté de son imagination dans la parodie religieuse. Elle ne se rapporte qu’à un épisode ; mais, sans doute, il y tenait lui-même particulièrement, puisqu’il en tira le nom de sa comédie.

Il fait faire à Bacchus la traversée traditionnelle de l’Achéron, et même oblige ses mains divines à ramer péniblement sous les ordres de Charon, l’âpre nautonier. Jusqu’ici, il n’y a qu’un développement assez naturel de la donnée générale ; mais Aristophane va plus loin, et ce thème prend par l’élaboration poétique une valeur imprévue. De même que Charon, transformé en batelier vulgaire, diffère peu des personnages de cette classe, le marais achérusien