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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 28.djvu/619

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LA RELIGION DANS ARISTOPHANE.

ressemble à tous les marais : il est peuplé de grenouilles, ce qui vaut bien les poissons qu’y avait mis Polygnote dans sa peinture de Delphes. Sera-ce en souvenir de cette invention d’Aristophane que Juvénal placera des grenouilles noires dans ces enfers surannés auxquels ne croient plus, dira-t-il, que les petits enfans ? Les grenouilles du poète grec ne sont pas noires (on ne les voit pas), et n’ont rien d’effrayant ; l’impression qu’elles produisent est toute différente. Voici en effet que tout à coup, du fond de cette trivialité à laquelle a été abaissée de parti pris la gravité des légendes infernales, s’élance une poésie nouvelle, comme pour remplacer celle que la parodie a détruite. Ce n’est pas la poésie mythologique, ou du moins elle ne prend de la mythologie que ce qui est resté étroitement uni à la nature, et c’est d’abord de la nature qu’elle vient elle-même directement ; elle en traduit les impressions avec une vérité pleine de fraîcheur et de grâce. On voit les grenouilles plonger dans les eaux transparentes aux heures de soleil et s’ébattre parmi les herbes aquatiques, se réfugier au fond pendant la pluie ; on entend leurs chants se mêler au crépitement des bulles d’eau qui éclatent à la surface ; et au-dessus de ces petits effets, légèrement rendus par un trait vif, par une onomatopée harmonieuse que crée le poète, retentit le refrain sonore brékékékex, koax, koax, qui contient déjà la note comique et prépare la bouffonnerie finale, la lutte de cris entre Bacchus et les grenouilles, par laquelle la scène se termine.

En rapport avec ces jolies descriptions se sont présentés auparavant, esquissés de la même touche vive et légère, deux petits développemens mythologiques et religieux, où l’analyse a parfois quelque peine à suivre les détours d’une pensée singulièrement ingénieuse. L’idée commune qui les unit l’un à l’autre, c’est que la beauté du chant des grenouilles ainsi que leurs mœurs les mettent en communication naturelle avec les divinités de la musique, Apollon, les Muses, Pan, Bacchus. Les roseaux qu’elles nourrissent dans leurs marais fournissent à Pan sa flûte, au divin Apollon l’appareil sonore qui supporte sa lyre. Quant à Bacchus, qui a les honneurs du premier couplet, comme le sujet et la situation semblaient le demander, l’explication de ses rapports avec les grenouilles exige plus d’efforts. C’est ici qu’on peut reconnaître tout ce qu’il y a parfois d’idées et d’agencemens délicats dans quelques vers d’Aristophane.

« Filles marécageuses des fontaines, élevons le concert de nos voix, notre chant mélodieux, koax, koax, qu’enthousiastes nous fîmes retentir à Limné en l’honneur de Dionysos nyséen, fils de Jupiter, à l’époque où, aux saintes chytres, la foule du cômos aviné s’avance dans notre domaine sacré. »