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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 28.djvu/620

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REVUE DES DEUX MONDES.

Ce chant si court, où la traduction ne peut tout saisir, exigerait un long commentaire. Quelques indications, les plus nécessaires, en feront juger.

Tout, pensée générale et détails, s’y rapporte aux Anthestéries, la fête des fleurs qui annonçait l’approche du printemps, la solennité la plus ancienne qui fût consacrée dans Athènes à Bacchus, celle qui avait sanctionné son admission définitive dans la ville. Elle avait pris un caractère national et un éclat particulier depuis Pisistrate, et à ce moment le côté mystique s’y était développé. On la célébrait dans l’intérieur et autour du premier temple que les Athéniens eussent élevé au dieu, celui de Limné. C’est là qu’avait été apportée d’Éleuthères, ville béotienne du Cithéron, une antique idole de bois, qui représentait le Dionysos de Nysa, c’est-à-dire de l’humidité et de la végétation. Le théâtre lui-même, situé à peu de distance, en dépendait, faisait parti du domaine sacré du dieu nyséen d’Éleuthères et de Limné, et voilà pourquoi le prêtre de Dionysos éleuthérien y avait une place d’honneur[1], comme en témoigne un trait de la pièce même des Grenouilles. Une seule fois dans l’année, pendant les Anthestéries, le vieux sanctuaire s’ouvrait, et la statue de bois, placée sur un char à côté de la femme de l’archonte-roi, était promenée dans la ville, accompagnée d’un cortège de bacchantes, de satyres et de nymphes ; c’était la pompe nuptiale du dieu et de Coré (la jeune vierge), nom sous lequel Proserpine personnifiait la végétation naissante du printemps. Outre le drame religieux des noces de Dionysos et de Coré, il y avait encore dans les trois jours que duraient les Anthestéries des divertissemens et des sacrifices funèbres, la fête des coupes, celle des chytres (vases de terre qui renfermaient les graines offertes à Hermès infernal et aux morts), un cômos ou procession bachique. Et maintenant quelle relation le poète établit-il entre les Anthestéries et son chœur de grenouilles ? C’est que Limné, le quartier où cette fête avait lieu, signifie proprement le marais ; c’était primitivement un lieu humide, séjour naturel des grenouilles. Les grenouilles limnéennes ont été transportées après leur mort dans le marais achérusien, et ce sont elles qui saluent l’arrivée du dieu de Limné en célébrant leurs souvenirs communs. Telle est la suite d’idées et de faits qu’il faut avoir présente à l’esprit en lisant les vers d’Aristophane ; autrement ces mots qu’ils renferment, Limné, Nysa, Iacchos (le nom mystique de Dionysos ressuscité et uni à Coré), chytres, cômos, restent pour nous vides de sens dans un ensemble confus.

  1. Il occupait au premier rang un siège de marbre magnifiquement sculpté, qu’on a retrouvé dans les fouilles de 1862, et dont un moulage est conservé à la bibliothèque de la Sorbonne.