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corps s’est épaissi et engourdi dans sa longue captivité ; mais l’âme est restée fière, il refusera longtemps encore de signer son abdication. Sa figure exprime le travail d’une idée fixe, un royal embêtement, qui proteste contre la destinée. Peut-être se reproche-t-il de n’avoir pas fait tomber assez de têtes, de n’avoir été brutal qu’à moitié ; verser un peu de sang, c’est quelquefois dangereux ; en verser beaucoup, c’est souvent utile. Il y a dans ce tableau de la simplicité et une certaine grandeur. La salle voûtée et briquetée où se passe la scène est bien rendue, éclairée comme il convient ; les accessoires ont été exécutés par une main patiente et consciencieuse, qui n’escamote rien. Dans les œuvres de génie, il y a toujours un peu de scélératesse, ce sont des crimes heureux ; mais n’est pas scélérat qui veut, et rien n’est plus pitoyable que l’escamoteur maladroit qui se laisse surprendre la main dans le sac. Les peintes du Danemark sont parfaitement honnêtes ; ils sont bien les fils de ce vaillant petit pays, si malhonnêtement dépouillé par un voisin sans scrupules.

Quittons le Danemark pour nous transporter dans l’exposition des autres pays scandinaves ; nous y trouverons moins de bonhomie, plus d’habileté, plus de procédés appris, une recherche plus sensible de d’effet. Nous craignons qu’un peintre norvégien établi à Munich, M. Heyerdahl, n’ait manqué le sien en représentant Adam et Eve chassés du paradis. M. Heyerdahl a du talent, il a étudié son métier ; mais pourquoi son tableau est-il si sombre ? Il y a répandu comme un nuage de suie. Son Adam et son Eve n’ont pas l’air de sortir d’un jardin délicieux ; ils sortent plutôt de quelque hutte de charbonnier, où ils se sont noirci le visage et les mains. Eve, qui est coquette, a grand soin de mous cacher sa figure ; Adam en veut au garde champêtre qui lui a dressé procès-verbal, et il lui montre le poing. Nous doutons aussi que l’Asgaardreid de M. Arbo, de Christinia, produise tout d’effet qu’il en attendait. S’il en faut croire une légende norvégienne, ceux d’entre nous qui n’ont pas fait assez de bien pour mériter le ciel, ni assez de mal pour aller en enfer, seront condamnés après leur mort à chevaucher dans les airs jusqu’à la fin du monde. Nous ne trouvons rien à redire à la moralité de cette légende, nous aimons à voir punir les neutres, les indifférens, ceux qui ne furent ni chair ni poisson, ni serviteurs zélés de Dieu, ni partisans résolus du diable. Dante, lui aussi, a traité sévèrement les anges qui, sans tremper dans la révolte de Satan, m’ont laissé faire ; ils n’aimaient qu’eux-mêmes, per se foro. « Le ciel les expulsa, parce, qu’ils l’auraient enlaidi, et le profond enfer refusa de les recevoir. La miséricorde, comme la justice, les dédaigne ; ne parlons pas d’eux, regards et passe. »