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inséparables. N’est-ce pas précisément parce que la France aime la liberté qu’elle aime l’égalité ? Qu’est-ce aux yeux des Français qu’une inégalité, sinon un privilège chez l’un et une servitude chez l’autre, conséquemment un manque de liberté ? L’inégalité leur semble une atteinte au droit commun, une distinction établie entre la personne humaine chez le noble ou le riche et la personne humaine chez le roturier ou le pauvre. Ne pas admettre au-dessus de soi des prérogatives, des passe-droits, des castes ou des dynasties privilégiées, c’est avoir le sentiment de la liberté humaine en soi comme respectable au même titre que chez les autres ; tel a toujours été l’instinct français. Les Jacques ne chantaient-ils pas déjà :

Nous sommes hommes comme ils sont,
Des membres comme nous ils ont ;
Tout autant souffrir nous pouvons,
Un aussi grand cœur nous avons.


Les législateurs de 89, en établissant l’égalité des droits pour tous, voulaient par cela même sauvegarder la liberté de tous[1].

L’inégalité, aux yeux des Français, ne choque pas moins la raison qu’elle ne choque la liberté ; aussi ne saurait-elle satisfaire leur esprit logique plus que leur instinct juridique. Les exceptions, les contradictions de la loi avec elle-même et les inégalités qui en résultent entre les citoyens, blessent nécessairement toute intelligence éprise de ce qui est général et « conforme aux principes. » Les Anglais et les Allemands n’éprouvent pas ce besoin. Ils s’arrangent de leurs lords ou de leurs hobereaux, ils ont conservé l’esprit de hiérarchie féodale. La France est le seul pays qui n’ait vraiment plus de noblesse. L’ouvrier anglais qui voit passer avec admiration le gentilhomme dans son carrosse, ou plutôt le carrosse renfermant le gentilhomme invisible, l’Allemand qui révère son seigneur et maître l’empereur, ainsi que tous ses autres seigneurs et maîtres, ont-ils le sentiment de la liberté humaine et du droit commun au même point que l’ouvrier français qui, à la vue d’un plus riche que lui, se dit simplement : « Un homme est l’égal d’un autre homme ? » Ont-ils le sentiment de l’indépendance et de la dignité personnelles autant que ce paysan-soldat de la révolution qui répondit à un émigré vantant ses ancêtres : — « Je suis un ancêtre ? » On a eu

  1. Sans doute il est des peuples, comme l’Angleterre, qui s’imaginent atteindre la liberté en dehors de l’égalité et par l’inégalité même : l’esprit français voit là une illusion d’optique. En Angleterre même, sur tous les points où existe la liberté, existe aussi l’égalité : par exemple, la liberté de la parole et de la presse étant reconnues, tous les citoyens peuvent également parler et écrire, il y a donc là liberté et égalité à la fois ; au contraire les privilèges relatifs à la propriété du sol, en même temps qu’ils sont une inégalité, sont aussi une atteinte à la liberté des uns pour le profit des autres.