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raison de le dire, la révolution, en proclamant l’égalité, n’a pas voulu détruire la vraie noblesse, mais la donner à trente-deux millions d’hommes.

Sans doute nous nous sommes plus d’une fois consolés trop aisément, dans l’égalité, des libertés absentes ; mais c’est que l’égalité suppose encore à nos yeux une certaine justice jusque dans l’injustice même, un certain droit commun jusque dans la violation du droit. Bien plus, là où les libertés extérieures et politiques font défaut, l’égalité devant la loi nous semble du moins la reconnaissance de la liberté et de la dignité humaines en principe, sinon en fait. Enfin les libertés extérieures sont des avantages plus individuels, des garanties plus personnelles, et on sait que le peuple français fait volontiers abstraction des personnes et des intérêts particuliers ; l’égalité satisfait ainsi l’esprit d’impersonnalité et d’impartialité : s’il faut porter un joug, au moins qu’il soit porté en commun, afin qu’il soit senti par tous, détesté par tous et, le jour venu, brisé par tous à la fois.

L’instinct de l’égalité, ayant de renouveler l’ordre civil et politique, s’est exprimé matériellement en France, dans l’ordre économique, par la division progressive des propriétés entre tous les citoyens, et ce mouvement a précédé 1789. Nos historiens récens l’ont fait voir, la révolution trouva ce mouvement très avancé, et elle-même en sortit[1]. C’est que dans l’économie politique d’une nation comme dans tout le reste, la psychologie du caractère national se fait visible : l’instinct de liberté s’incarne dans celui de propriété, l’instinct d’égalité d’ans la division de plus en plus uniforme des propriétés. Si le paysan et l’ouvrier en France sont reconnus plus économes que dans les autres pays, plus attentifs à épargner pour l’avenir, plus désireux de fixer leurs épargnes dans quelque propriété mobilière ou. immobilière, si leur prévoyance contraste avec la prodigalité souvent aveugle des travailleurs anglais ou allemands[2], c’est qu’ils sentent que, dans la propriété, la liberté et le travail prennent corps, trouvent une garantie d’indépendance, se mettent à l’abri des coups du sort ou des empiétemens des hommes ; ils sentent aussi que, la liberté devant être

  1. En 1785, Arthur Young s’étonne de voir chez nous « la terre tellement divisée ; » en 1738, l’abbé de Saint-Pierre, après avoir demandé des renseignemens nombreux à plusieurs intendans, remarque qu’en France « les journaliers ont presque tous un jardin ou quelque morceau de vigne ou de terre. » (Œuvres, édition de Rotterdam, t. X, p. 251.) En 1697, Boisguillebert déplore la nécessité où les petits propriétaires se sont trouvés sous Louis XIV de vendre une grande partie des biens acquis au XVIe et au XVIIe siècle.
  2. Voyez les rapports sur l’exposition de Vienne et sur celle de Philadelphie.