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libres et égaux en droits. » — N’est-ce point faire trop d’honneur à la nature ? Ne nous a-t-elle pas créés esclaves plutôt que libres, et ne naissons-nous pas inégaux ? Par une illusion commune à tout le XVIIIe siècle sur le prétendu état de nature, on a confondu ici le but à atteindre avec le point de départ, l’avenir avec le présent, l’idéal avec la réalité ; nous ne naissons pas libres et égaux, nous naissons pour être libres et égaux. Que la liberté et l’égalité soient conformes à la vraie nature de l’homme, cela est incontestable pour celui qui admet, avec Aristote, que la véritable nature d’un être est dans la fin supérieure à laquelle il aspire, non dans son actuelle imperfection ; que la nature d’un chêne, par exemple, est d’atteindre la plénitude de son développement et de se dresser vers le ciel, que la nature d’un animal est de réaliser toute la beauté de son espèce, que la nature d’un homme est d’être une intelligence toute lumineuse et une volonté toute active. Mais, si la liberté et l’égalité sont la fin de la nature, elles ne sont pas l’état de nature. — On a voulu soutenir qu’il y a du moins une chose égale chez tous les hommes : la liberté morale ; mais s’agit-il de cette liberté encore incomplète et de toutes parts entravée que vous possédez et que je possède ? Nous ne sommes pas plus égaux sous ce rapport que sous les autres. L’école éclectique affirme vainement que le libre arbitre de l’un est identique au libre arbitre de l’autre ; tel homme est un enfant par rapport à un autre homme, et l’homme d’aujourd’hui est un enfant par rapport à l’homme de demain ; soutiendra-t-on donc que le libre arbitre de l’enfant est égal à celui de l’homme ? Innombrables sont les degrés de la responsabilité et conséquemment de la liberté. Nous ne voulons pas seulement parler de l’usage différent que les hommes font de leur liberté, mais de la différence qui existe dans la puissance même de vouloir, dans la puissance sur soi. Nos libertés ne seraient égales que si elles étaient absolues et complètes ; mais en fait la pleine liberté du vouloir n’existe ni chez vous ni chez moi ; cette liberté, nous l’avons vu, est pour nous une pure idée dont nos actions se rapprochent plus ou moins, une limite à laquelle tendent ces variables. Si donc on peut admettre que nos libertés sont égales dans leur virtualité et dans leur idéale perfection, elles sont à coup sûr inégales dans leur actualité et dans leur réelle imperfection. L’idée même de liberté, dont nous avons essayé de montrer l’influence libératrice[1], peut être chez moi faible et sans efficacité, tandis que chez vous elle créera par son énergie un pouvoir énergique et fort. Ce n’est donc pas seulement sous le rapport de la force physique, de la beauté

  1. Voyez la Revue du 1er avril.