Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 28.djvu/648

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

physique, de la sensibilité, de l’intelligence, de la moralité, que les hommes sont inégaux ; ils le sont dans l’usage de leur liberté et dans le degré de cette liberté. A tous les points de vue, Leibniz avait raison de dire qu’il n’y a pas deux êtres semblables dans la nature, pas même deux gouttes d’eau, mondes peuplés d’animalcules divers et différens en nombre. L’égalité humaine n’est point un fait ; elle est plutôt en opposition avec les faits.

D’où vient donc que des êtres réellement inégaux sous tous les rapports tiennent tant à cette idée d’égalité et veulent la voir réalisée, au moins entre leurs libertés ? De ce que votre liberté est infiniment précieuse pour vous, comme la mienne l’est pour moi, comment conclure que votre liberté est aussi infiniment précieuse et inviolable pour moi, la mienne pour vous ? C’est là le passage difficile, c’est là l’intervalle que nous devons essayer de franchir pour constituer entre nous, malgré toutes les inégalités de fait, une égalité de droit.

Pour franchir ce passage, l’école démocratique fait ordinairement appel à un acte de raison qui nous est familier. Selon M. Renouvier, par exemple, la raison, faisant abstraction des personnes, déclare la liberté de l’un égale à celle de l’autre ; or, deux choses égales peuvent être substituées l’une à l’autre : votre liberté peut donc être substituée à la mienne. Elle acquiert ainsi à mes yeux la même valeur que la mienne propre, et ainsi s’établit entre nous, du point de vue de la raison, un rapport de réciprocité. Selon M. Littré, ce rapport est de même nature que l’identité logique : A = A. Proudhon dit à son tour, en termes platoniciens et spinosistes : — « Les hommes, que séparent leurs différences, peuvent se considérer comme des copies les uns des autres, se rapportant, par l’essence qui leur est commune, à une existence unique. »

Mais tout cela suffit-il ? Non, parce que, si nos libertés paraissent égales à un point de vue général et abstrait, elles ne sont pas égales en fait, et surtout il y a entre elles cette distinction capitale que votre liberté n’est pas la mienne et que la mienne n’est pas la vôtre, que je suis moi et non pas vous. Vous aurez beau accumuler les abstractions, quand je reviendrai à la réalité, je me retrouverai toujours là, différent de vous, et à tous vos raisonnemens sur l’égalité, j’opposerai un seul mot, mais décisif : moi.

Pour que l’égalité soit acceptée comme type de conduite par des individus réellement inégaux, il faut que, par un moyen ou par l’autre, le moi disparaisse, il faut qu’il soit éliminé, comme dans une équation on élimine une donnée qui la rend insoluble. Or, aucun raisonnement abstrait, aucun artifice de logique rationaliste, ne saurait faire disparaître cette suprême différence qui porte sur