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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 28.djvu/650

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spontanément à former une société entre égaux et pour ainsi dire une république à deux.


Que va devenir la notion de l’égalité, si nous passons du monde moral au monde matériel, où les hommes se trouvent en rivalité et souvent en conflit l’un avec l’autre ?

Toute volonté humaine ne peut agir que dans l’espace et dans le temps ; elle a besoin d’organes et d’instrumens. La valeur idéale que nous attachons à l’égalité des libertés intérieures s’attache donc aussi aux libertés extérieures, indispensable milieu où la volonté se développe, atmosphère sans laquelle elle ne saurait vivre. Si on retirait à un homme l’air qu’il respire sans toucher à son corps, pourrait-on dire qu’on ne l’a pas tué sous prétexte qu’on ne l’a pas touché ? De même, prétendra-t-on avec les théologiens du moyen âge qu’en enlevant aux hommes la liberté de la parole, du mouvement, de l’action, de l’association, du culte, on ne porte nullement atteinte à l’égalité intérieure de leurs libertés ? Ce serait imiter le sophisme des Orientaux qui, lorsque le Coran défend de verser le sang d’un homme, l’étouffent, ou des inquisiteurs, qui chargeaient le bras séculier de brûler l’hérétique sine sanguinis effusione. Nous avons vu de nos jours reproduire les mêmes sophismes : à en croire M. de Bonald, on perd son temps à réclamer ce qu’on a déjà, l’égale liberté pour tous de vouloir et de penser, la liberté de conscience : « Il est, dit-il, un peu plus absurde de réclamer pour l’esprit la liberté de penser que de réclamer pour le sang la liberté de circuler dans les veines[1]. » Comme si on ne pouvait pas empêcher le sang de circuler dans les veines en lui retirant sa nourriture ! M. de Bonald, qui déclare la liberté de penser invincible, ne l’élève si haut dans la théorie que pour mieux la supprimer dans la pratique. Si la liberté de la conscience ne peut être détruite entièrement, elle peut être indéfiniment amoindrie, non-seulement dans ses manifestations extérieures qui en sont comme les symboles, mais jusque, dans sa vie intérieure ; elle ressemble à ces forces de la nature qui, elles aussi, sont indestructibles, mais qui sont tout ensemble indéfiniment expansibles quand on les laisse en liberté, et indéfiniment compressibles quand on les resserre, à l’aide d’une force supérieure, en une prison de plus en plus étroite.

Pour celui qui a fait sincèrement des idées de liberté et d’égalité le principe régulateur de sa conduite, tout produit et tout instrument de la liberté, fût-ce un simple symbole, participera à l’inviolabilité de la liberté même. On viole donc l’égalité des droits toutes

  1. Réflexions philosophiques sur la tolérance des opinions, Œuvres, t. IV, p. 133.