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le vif, cette suprême inégalité qui constitue notre individualité même.

Selon nous, l’égalité n’est à l’origine qu’un idéal de la pensée ; elle se déduit de l’union qui doit exister entre nos libertés pour que celles-ci soient aussi grandes qu’il est possible. J’ai l’idée de ma liberté comme puissance de développement sans limites, j’ai l’idée de la vôtre comme puissance semblable de développement ; à l’infini, dans leur idéal, je conçois nos deux libertés comme devant être égales, car deux libertés qui se veulent réciproquement ont plus d’extension et pour ainsi dire d’infinité que deux libertés qui se repoussent et s’isolent ; rester enfermé dans le moi en excluant autrui, ce serait montrer qu’on n’est point encore assez libre intérieurement, assez affranchi de tout égoïsme et de toute nécessité inférieure pour sortir de son individualité, pour se déprendre de soi-même, pour se désintéresser des intérêts matériels dont le conflit s’oppose à l’union des volontés. Si tel est le plus haut idéal, il en résulte cette conséquence, que, pour vouloir en sa plénitude et en sa perfection ma propre liberté, je dois vouloir aussi la vôtre, et de plus je dois la vouloir égale à la mienne : aucune inégalité venant de mon fait ne doit entraver votre développement. C’est là pour moi-même une condition de désintéressement et d’affranchissement moral. Il n’y a donc plus seulement identité abstraite entre ma liberté et la vôtre : la vôtre est devenue la condition et le complément de la mienne ; au fond, vouloir votre liberté, c’est encore vouloir la mienne.

Tel est en quelques mots le principe sur lequel l’égalité nous paraît reposer. On le voit, nous reconnaissons avec les adversaires de l’égalité que celle-ci est une simple conception de la pensée ; mais nous ajoutons que cette idée est elle-même un fait et un fait directeur, une force, une réalité en ce sens, qui existe d’abord dans la pensée de l’homme, de là passe dans le désir, de là enfin, quand elle est assez claire et assez intense, passe dans les actions et se réalise elle-même. En un mot, c’est une de ces idées directrices dont nous avons récemment indiqué le rôle et qui, dans l’ordre social, marquent le droit. Droit et direction sont termes de même famille : en mathématiques, on dit que la ligne droite est le plus court chemin vers un point ; dans la science sociale, on peut dire que le droit est la direction normale vers le but le plus élevé. Vainement on oppose l’inégalité naturelle à cette idéale égalité : c’est celle-ci et non celle-là qui doit fournir à la conduite sa règle et sa loi. Quand un ouvrier veut construire les roues d’une machine, les construit-il sur ce principe que les rayons d’un cercle sont inégaux ? Non, et pourtant ils seront inégaux dans, sa roue. Deux libertés raisonnables, dès qu’elles s’affranchissent des besoins égoïstes, tendent