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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 28.djvu/667

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les grands hommes, soutient par contre que, « loin de chercher à élever la race, la démocratie tend à l’abaisser : elle ne veut pas de grands hommes, et s’il y avait ici un démocrate, en nous entendant parler de moyens perfectionnés pour produire des maîtres pour les autres hommes, il serait un peu surpris. » Et il y aurait de quoi, assurément, quand il s’agit de produire des « maîtres » pour exercer sur l’humanité, au moyen des engins scientifiques, la tyrannie dont M. Renan nous fait le tableau dans ses Dialogues et que, dans Caliban, Prospero voudrait réaliser[1]. Mais des grands hommes sont-ils nécessairement des a maîtres ? » Qu’une démocratie soit en défiance contre les César, les Napoléon, les ambitieux de toute sorte, on le conçoit ; mais à quel « démocrate » le génie des Hugo, des George Sand, des Delacroix, des Ary Scheffer, la science de Claude Bernard, de M. Berthelot, de M. Renan lui-même fait-elle ombrage ? Qui se sent atteint par là dans son droit, dans son égalité civile et politique avec les autres hommes ? Le vrai génie n’est pas une force qui accable, mais une force qui relève.

Non-seulement l’égalité n’est pas un obstacle à l’apparition des supériorités véritables, mais on peut soutenir qu’elle est le meilleur moyen de l’assurer. Comment s’y prenait-on aux jeux olympiques pour distinguer entre tous le coureur le plus habile ? Mettait-on des entraves aux pieds des uns et non aux autres ? Opposait-on des barrières à celui-ci et point à celui-là ? Non, on ouvrait à tous la carrière et on laissait à chacun sa liberté ; ainsi font nos sociétés modernes : elles ne retiennent personne dans des limites factices et elles ouvrent l’horizon à tous. L’aristocratie, au contraire, compte sur l’ignorance et l’asservissement des masses pour susciter la science de quelques-uns ; le moyen va contre son but. « La fin de l’humanité, dit M. Renan, c’est de produire des grands hommes (proposition qu’il faudrait d’ailleurs démontrer et que nous abandonnons aux partisans des causes finales) ; le grand œuvre s’accomplira par la science, non par la démocratie… l’essentiel est

  1. « Il pourra exister, dit M. Renan, des engins qui, en dehors des mains savantes, soient des ustensiles de nulle efficacité. De la sorte, on imagine le temps où un groupe d’hommes régnerait par un droit incontesté sur le reste des hommes. Alors serait reconstitué le pouvoir que l’imagination populaire prêtait autrefois aux sorciers. Alors l’idée d’un pouvoir spirituel, c’est-à-dire ayant pour base la supériorité intellectuelle, serait une réalité. Le brahmanisme a régné des siècles, grâce à la croyance que le brahmane foudroyait par son regard celui contre qui s’allumait sa colère… Un jour peut-être la science jouira d’un pouvoir analogue… Les dogmes chrétiens, pendant des siècles, ont eu la force de brûler ceux qui les niaient ; ce serait directement et ipso facto que les dogmes scientifiques anéantiraient ceux qui n’y croiraient pas… Une large application des découvertes de la physiologie et du principe de sélection pourrait amener la création d’une race supérieure, ayant son droit de gouverner non-seulement dans sa science, mais dans la supériorité même de son sang, de, son cerveau et de ses nerfs. » Dialogues, p. 106 et suiv.