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n’en accusons pas l’égalité civile et politique, mais les circonstances spéciales dans lesquelles s’est développée l’Union américaine. Les Américains, qui n’ont pas encore un siècle d’existence, ont eu d’abord à vivre. Plus tard, pour les choses élevées, ils n’ont pas eu parmi eux assez d’initiateurs, tandis que l’ancien monde avait pour initiateurs ses gloires passées. Il faut dans un peuple des génies qui donnent l’exemple et excitent l’émulation. Les génies ouvrent les routes, tout le monde y passe ensuite. Si on ne permettait qu’à une aristocratie de suivre la route, croit-on que ce serait le meilleur moyen pour faire découvrir des voies nouvelles et des régions inexplorées ?

La vertu singulière de provoquer le mérite et de favoriser la science, M. Renan l’attribue à la noblesse : il ne sépare jamais les nobles des savans dans le respect religieux qu’il demande au peuple pour ses supérieurs[1]. « Les partisans de l’égalité partent toujours, dit-il, de l’idée que la noblesse a pour origine le mérite, et, comme il est clair que le mérite n’est pas héréditaire, on démontre facilement que la noblesse héréditaire est chose absurde ; » mais, ajoute-t-il, « la raison sociale de la noblesse, envisagée comme institution d’utilité publique, était non pas de récompenser le mérite, mais de le provoquer, de rendre possibles, faciles même certains genres de mérite[2]. » Que la noblesse ait eu jadis son utilité, surtout au point de vue militaire, personne ne le conteste ; les castes des Indiens ont eu aussi leur utilité ; mais de nos jours en quoi la noblesse, — puisque le mérite n’y est pas héréditaire, — peut-elle favoriser l’apparition du mérite ? Quand le fils n’a pas hérité réellement des capacités de son père, suffit-il qu’il hérite de son titre pour acquérir ses capacités ? Puisque la noblesse a cette puissance merveilleuse, que ne l’applique-t-on à la science, à l’art ? pourquoi ne crée-t-on pas des académiciens héréditaires[3] ?

M. Renan, qui attribue ainsi à l’aristocratie la vertu de produire

  1. Il est d’ailleurs bien difficile de saisir ce que M. Renan entend au juste par la noblesse ; il en parle comme s’il s’agissait des classes privilégiées par la loi, mais ailleurs il déclare ridicule l’opinion qui attache la noblesse à la particule de ; ailleurs encore il parait entendre par noblesse de naissance toute qualité qu’on apporte en naissant : « Une société n’est forte qu’à la condition de reconnaître le fait des supériorités naturelles, lesquelles au fond se réduisent à une seule, celle de la naissance, puisque la supériorité intellectuelle et morale n’est elle-même que la supériorité d’un germe de vie éclos dans des conditions particulièrement favorisées. » (Réforme intellectuelle, p, 49). À ce compte, la noblesse peut se trouver partout, comme son contraire : il y a de nobles vilains et de vilains nobles ; mais est-ce là ce qu’on entend quand on parle des privilèges aristocratiques ?
  2. « Essentiellement borné, le suffrage universel ne comprend pas la nécessité de la science, la supériorité du noble et du savant. » (Réforme intellectuelle, p. 45).
  3. La Réforme intellectuelle, p. 245.