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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 28.djvu/670

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pour distribuer au loin les eaux, il faut d’abord élever la source.

Les supériorités véritables, loin d’être oppressives, sont libératrices pour tous. La vérité découverte par le génie devient le patrimoine commun des intelligences et sert à répandre plus également la vérité. Les grands exemples de supériorité morale, de vertu et de dévoûment, servent aussi à répandre la moralité et à diminuer les inégalités morales entre les hommes. La vraie supériorité et la vraie égalité, qui paraissaient d’abord ennemies, ne font donc que se rendre de mutuels services, à la condition qu’elles se produisent l’une et l’autre dans la liberté.

Aussi ne saurions-nous prendre que comme un jeu d’imagination l’hypothèse paradoxale de M. Renan sur l’avenir de l’aristocratie, qu’il oppose à celui de la démocratie. Dans les « rêves » auxquels s’abandonne l’auteur des Dialogues, il imagine une petite élite concentrant en elle toute la science et conséquemment toute la puissance. Cette « solution oligarchique » d’un problème qui intéresse non-seulement les destinées de la société humaine, mais celles du monde entier, est selon lui « bien plus facile à concevoir que la solution démocratique. Elle rentre tout à fait dans les plans apparens de la nature… On arrive à de pareilles idées de tous les côtés. Par l’application de plus en plus étendue de la science à l’armement, une domination universelle deviendra possible, et cette domination sera assurée en la main de ceux qui disposeront de cet armement. Le perfectionnement des armes, en effet, mène à l’inverse de, la démocratie ; il tend à fortifier non la foule, mais le pouvoir, puisque les armes scientifiques peuvent servir aux gouvernemens, non aux peuples[1]. » On doit répondre d’abord qu’en fait le perfectionnement des armes, jusqu’à nos jours, loin de rejeter au second plan la force démocratique et égalitaire du nombre, ne fait que la servir et en assurer le triomphe : n’est-ce pas par le nombre autant que par la science qu’on a vu triompher les armées allemandes ? On peut se figurer, il est vrai, « des engins qui, en dehors des mains savantes, soient des ustensiles de nulle efficacité. » Mais la science ne produira ces engins que comme application de théories déjà contenues dans des livres, déjà répandues dans l’enseignement ; on ne saurait donc imaginer un génie découvrant tout d’un coup, à lui seul, une machine scientifique qui le rendrait « capable de disposer même de l’existence de notre planète et de terroriser par cette menace le monde tout entier. » « Le jour où quelques privilégiés de la raison, dit M. Renan, posséderaient le moyen de détruire la planète, leur souveraineté serait

  1. « Nos moyens de domination, dit Prospero dans Caliban,’sont brisés dans nos mains ; il faut attendre qu’on en ait inventé d’autres, d’autres que le peuple ne puisse appliquer. » — « J’inventerai des engins dont ils ne pourront se servir. »