Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 28.djvu/675

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tiennent pas compte de ce fait que les biens matériels sont des conditions et des moyens pour les biens intellectuels ou moraux. Il y a là des « équivalens » de force, comme on dit en physique, et il ne s’agit au fond que de transformer une force dans l’autre. Donnez-moi une grande quantité de mouvement, et je vous donnerai une grande quantité de chaleur et de lumière ; mettez à ma disposition des milliards, pourrait dire un politique éclairé, et je vous donnerai des hommes instruits, savans, des « contemplateurs du beau et du bien, » ou mieux encore des créateurs du beau et du bien, des génies. Il s’agit seulement de trouver le meilleur ensemble de moyens pour transformer les avantages matériels en avantages intellectuels et « l’argent » même en idées. Les sociétés modernes n’ont besoin pour cela ni de brahmanes ni de parias. Le problème n’est point aussi mystique qu’on l’imagine : accroître le plus possible la somme de richesse matérielle et d’instruction, la répartir le plus également possible chez tous de manière à provoquer l’apparition des supériorités là où elles existent, voilà la question, qui est toute économique et sociale.

L’instruction, à son tour, se transformera en puissance : savoir c’est, pouvoir, selon la profonde parole d’Aristote et de Bacon. Avec la science même le pouvoir s’étendra donc à tous et s’égalisera de plus en plus dans la société. Il arrivera un jour où la statistique pourra calculer approximativement le degré probable de force intellectuelle inhérent à une masse d’hommes par la simple application de la loi des grands nombres, dans laquelle rentrera l’exception même du génie, comme y rentrent dès aujourd’hui les anomalités apparentes dues à la liberté humaine. En résultera-t-il, comme on le craint, un abaissement général ? Est-il vrai que a la France soit amenée à concevoir la perfection sociale comme une sorte de médiocrité universelle ? » Nullement, mais comme une universelle élévation. Pourquoi M. Renan n’applique-t-il pas à la société ce qu’il espère pour l’univers ? Il suppose que la science le transformera en mieux ; pourquoi ne transformerait-elle pas aussi en mieux la société humaine ? Il suppose que la science créera la conscience universelle et divine, créera Dieu ; pourquoi ne pourrait-elle pas, à plus forte raison, créer une conscience sociale supérieure, répartie de plus en plus également dans tous les membres du corps social ? En fait d’inventions scientifiques, il n’est rien que M. Renan ne soit disposé à admettre ; en fait d’améliorations politiques, surtout dans les démocraties, il n’admet presque rien. Pourtant, si l’on suppose un pays dont les savans seront un jour assez instruits pour inventer les moyens d’anéantir la planète, on peut supposer dans ce même pays le peuple assez instruit pour ne pas être ennemi de la science et envieux de toute supériorité.